Trump comme Johnson sont ce qu’un physicien et psychologue irlandais, Ian Hugues, nomme des « esprits désordonnés ». Trump, menteur compulsif, distille le racisme et pratique la fraude fiscale à grande échelle. Le rapport du procureur spécial Robert Mueller, qui clôt vingt-deux mois d’enquête sur la campagne électorale de Trump en 2016, fait état, maintes fois, d’entraves à la justice. Accusé de harcèlement sexuel par plus de vingt femmes, Trump s’est vanté de son comportement dans un enregistrement vidéo et il a demandé à son avocat d’effectuer des versements illégaux d’argent pour acheter le silence d’anciennes liaisons, en violation des règles concernant les dépenses des campagnes électorales.
Le comportement de Johnson révèle la même incontinence. Il fait figure de menteur invétéré, et ses deux échecs matrimoniaux, auxquels s’ajoute une altercation avec son actuelle compagne, à la veille d’accéder au portefeuille de Premier ministre, témoignent d’une vie privée chaotique. Ses licenciements pour mensonges ou comportement inapproprié sont de notoriété publique. Il a mené la campagne de 2016 en faveur du Brexit à coups d’affirmations tonitruantes qui se sont avérées fausses. Lors de son passage au ministère des Affaires étrangères, il a ébruité par deux fois des renseignements des services français sur la Libye, d’abord, puis des services britanniques sur l’Iran. Si, comme Trump, son niveau d’impopularité est élevé dans toutes les classes d’âge, sa cote de popularité grimpe avec l’âge des électeurs.
Le bilan de Trump depuis qu’il a pris ses fonctions est un mystère politique plus épais encore. Ses choix sont pour l’essentiel impopulaires et ne traduisent que rarement l’opinion de la majorité. Sa plus importante victoire législative – les réductions d’impôt de 2017 – n’avait que peu de soutien à l’époque et n’en a pas plus aujourd’hui. Il en va de même de ses positions concernant le changement climatique, l’immigration, la construction d’un mur le long de la frontière avec le Mexique, la réduction des dépenses sociales ou l’abrogation de dispositions clés de l’Obamacare (la loi sur la protection des patients et les soins abordables), le retrait de l’accord sur le nucléaire iranien et nombre d’autres sujets. La cote de popularité de Trump se maintient sous la barre des 50 % d’opinions favorables, actuellement autour de 43 %, avec 53 % d’opinions défavorables.
Trump gouverne en déclarant l’état d’urgence nationale et en fourbissant des décrets afin de mettre en œuvre son programme impopulaire. Mais si les tribunaux ont pu casser nombre de décrets, la marche de la justice est lente, sinueuse et imprévisible. En pratique, les États-Unis sont aussi proches du pouvoir d’un seul que peuvent l’autoriser les fragiles barrières de leur Constitution.
Les similitudes avec Johnson ne manquent pas. Après que les négociations avec l’Union européenne ont démasqué les mensonges et les exagérations des promoteurs du Leave lors de la campagne référendaire de 2016, l’opinion publique s’est retournée contre le Brexit, cheval de bataille du nouveau locataire du 10, Downing Street. Malgré l’impopularité d’une sortie sans accord et des Communes majoritairement opposées au no-deal, Johnson s’y est engagé s’il ne parvient pas à négocier un nouveau compromis.
À la question de savoir comment deux vénérables démocraties ont porté au pouvoir des esprits désordonnés et leur permettent de mener des politiques impopulaires, il existe une première réponse, évidente. La seconde est plus profonde.
La réponse évidente est celle du soutien que se sont assuré Trump comme Johnson auprès des électeurs relativement âgés, laissés depuis quelques dizaines d’années sur le bord de la route. Trump séduit particulièrement les hommes blancs conservateurs d’âge mûr, déclassés, ou craignant de l’être, par l’accélération des échanges et les avancées technologiques, mais aussi, pensent certains, par les mouvements qui se sont développés aux États-Unis en faveur des droits civiques, des droits des femmes et de ceux des minorités sexuelles. Johnson séduit quant à lui les électeurs d’un certain âge durement frappés par la désindustrialisation ainsi que les nostalgiques des temps glorieux où la Grande-Bretagne était une puissance globale.
Pourtant, cette explication n’est pas suffisante. La montée d’un Trump ou d’un Johnson traduit aussi un échec politique plus profond. Les partis qui se sont opposés à eux, les Démocrates pour l’un, les Travaillistes pour l’autre, ont échoué à répondre aux besoins des travailleurs marginalisés par la mondialisation, qui se sont déportés à droite. Alors même que Trump et Johnson mènent des politiques – baisses d’impôts pour les riches aux États-Unis et Brexit sans accord au Royaume-Uni – qui vont contre les intérêts de leur base.
La faiblesse de l’un et de l’autre pays tient aux mécanismes qui régissent leur représentation politique et notamment au scrutin uninominal à un tour. L’élection à la majorité simple d’un seul représentant par circonscription a favorisé, sur les rives du Potomac comme sur celles de la Tamise, l’émergence de deux partis dominants, plutôt que la création d’une multiplicité de partis comme c’est le cas dans les pays d’Europe occidentale qui disposent d’un système de représentation proportionnel. Le bipartisme, qui organise la vie politique sur le principe d’un seul et unique vainqueur, quel que soit le nombre de voix séparant les deux candidats, ne peut ni représenter les intérêts des électeurs ni permettre que se construisent des gouvernements de coalition, tenus de négocier et de mettre en œuvre des politiques qui soient acceptables par deux partis ou plus.
Examinons la situation aux États-Unis. Trump domine le parti républicain, mais 29 % des Américains seulement se déclarent républicains, tandis que 27 % s’affirment démocrates et 38 % indépendants, ne se sentant pas plus à l’aise avec un parti qu’avec l’autre mais n’étant pas non plus représentés par un tiers parti. En gagnant le pouvoir au sein du parti républicain, Trump a été élu de justesse à la présidence, avec moins de suffrages populaires que son adversaire Hillary Clinton, mais avec plus de grands électeurs au collège électoral. Si l’on considère que 56 % des Américains inscrits se sont exprimés en 2016 (en raison notamment des efforts délibérés des Républicains pour compliquer les conditions de vote), Trump n’a joui du soutient que de 27 % du corps électoral.
Trump contrôle un parti qui représente moins d’un tiers de l’électorat, et gouverne essentiellement par décrets. Quant à Johnson, moins de 100 000 membres du parti conservateur l’ont élu pour chef, et l’ont fait, ipso facto, Premier ministre, malgré une cote de popularité de 31 % seulement (contre 47 % d’opinions défavorables).
Les politologues conjecturent que le bipartisme a pour vocation de représenter l’« électeur médian », car chaque parti se rapproche du centre dans l’espoir de recueillir la moitié des suffrages plus un. En pratique, c’est le financement des campagnes qui définit depuis plusieurs dizaines d’années les stratégies partisanes aux États-Unis. De sorte que partis et candidats se sont laissés emporter à droite afin de s’attirer les bonnes grâces des riches donateurs. (Le sénateur Bernie Sanders tente d’échapper à la mainmise des grandes fortunes en réunissant des sommes importantes à partir des dons d’une multitude de petits contributeurs).
Au Royaume-Uni, aucun des deux principaux partis ne représente la majorité opposée au Brexit. Le système politique britannique peut néanmoins permettre à une fraction de l’un d’entre eux de prendre des décisions historiques, dont les conséquences se feront longtemps sentir dans le pays, auxquelles une majorité d’électeurs sont opposés. La règle d’airain du scrutin uninominal à un tour, qui donne tout au vainqueur, a permis que deux dangereuses personnalités prennent le pouvoir à l’échelon national, malgré une opposition majoritaire dans la population.
Aucun système politique ne peut transcrire parfaitement la volonté publique dans l’action gouvernementale ; par ailleurs, cette volonté est souvent confuse, peu ou mal informée, en proie aux passions dangereuses. L’architecture des institutions politiques est un défi perpétuel. Aujourd’hui pourtant, en raison de règles électorales désuètes, qui permettent au gagnant de rafler toute la mise, les deux démocraties les plus anciennes et les plus respectées du monde ne parviennent plus à remplir leur fonction que médiocrement – par conséquent dangereusement.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable et de politiques de santé publique à l’université Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de Columbia et du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2019
Le comportement de Johnson révèle la même incontinence. Il fait figure de menteur invétéré, et ses deux échecs matrimoniaux, auxquels s’ajoute une altercation avec son actuelle compagne, à la veille d’accéder au portefeuille de Premier ministre, témoignent d’une vie privée chaotique. Ses licenciements pour mensonges ou comportement inapproprié sont de notoriété publique. Il a mené la campagne de 2016 en faveur du Brexit à coups d’affirmations tonitruantes qui se sont avérées fausses. Lors de son passage au ministère des Affaires étrangères, il a ébruité par deux fois des renseignements des services français sur la Libye, d’abord, puis des services britanniques sur l’Iran. Si, comme Trump, son niveau d’impopularité est élevé dans toutes les classes d’âge, sa cote de popularité grimpe avec l’âge des électeurs.
Le bilan de Trump depuis qu’il a pris ses fonctions est un mystère politique plus épais encore. Ses choix sont pour l’essentiel impopulaires et ne traduisent que rarement l’opinion de la majorité. Sa plus importante victoire législative – les réductions d’impôt de 2017 – n’avait que peu de soutien à l’époque et n’en a pas plus aujourd’hui. Il en va de même de ses positions concernant le changement climatique, l’immigration, la construction d’un mur le long de la frontière avec le Mexique, la réduction des dépenses sociales ou l’abrogation de dispositions clés de l’Obamacare (la loi sur la protection des patients et les soins abordables), le retrait de l’accord sur le nucléaire iranien et nombre d’autres sujets. La cote de popularité de Trump se maintient sous la barre des 50 % d’opinions favorables, actuellement autour de 43 %, avec 53 % d’opinions défavorables.
Trump gouverne en déclarant l’état d’urgence nationale et en fourbissant des décrets afin de mettre en œuvre son programme impopulaire. Mais si les tribunaux ont pu casser nombre de décrets, la marche de la justice est lente, sinueuse et imprévisible. En pratique, les États-Unis sont aussi proches du pouvoir d’un seul que peuvent l’autoriser les fragiles barrières de leur Constitution.
Les similitudes avec Johnson ne manquent pas. Après que les négociations avec l’Union européenne ont démasqué les mensonges et les exagérations des promoteurs du Leave lors de la campagne référendaire de 2016, l’opinion publique s’est retournée contre le Brexit, cheval de bataille du nouveau locataire du 10, Downing Street. Malgré l’impopularité d’une sortie sans accord et des Communes majoritairement opposées au no-deal, Johnson s’y est engagé s’il ne parvient pas à négocier un nouveau compromis.
À la question de savoir comment deux vénérables démocraties ont porté au pouvoir des esprits désordonnés et leur permettent de mener des politiques impopulaires, il existe une première réponse, évidente. La seconde est plus profonde.
La réponse évidente est celle du soutien que se sont assuré Trump comme Johnson auprès des électeurs relativement âgés, laissés depuis quelques dizaines d’années sur le bord de la route. Trump séduit particulièrement les hommes blancs conservateurs d’âge mûr, déclassés, ou craignant de l’être, par l’accélération des échanges et les avancées technologiques, mais aussi, pensent certains, par les mouvements qui se sont développés aux États-Unis en faveur des droits civiques, des droits des femmes et de ceux des minorités sexuelles. Johnson séduit quant à lui les électeurs d’un certain âge durement frappés par la désindustrialisation ainsi que les nostalgiques des temps glorieux où la Grande-Bretagne était une puissance globale.
Pourtant, cette explication n’est pas suffisante. La montée d’un Trump ou d’un Johnson traduit aussi un échec politique plus profond. Les partis qui se sont opposés à eux, les Démocrates pour l’un, les Travaillistes pour l’autre, ont échoué à répondre aux besoins des travailleurs marginalisés par la mondialisation, qui se sont déportés à droite. Alors même que Trump et Johnson mènent des politiques – baisses d’impôts pour les riches aux États-Unis et Brexit sans accord au Royaume-Uni – qui vont contre les intérêts de leur base.
La faiblesse de l’un et de l’autre pays tient aux mécanismes qui régissent leur représentation politique et notamment au scrutin uninominal à un tour. L’élection à la majorité simple d’un seul représentant par circonscription a favorisé, sur les rives du Potomac comme sur celles de la Tamise, l’émergence de deux partis dominants, plutôt que la création d’une multiplicité de partis comme c’est le cas dans les pays d’Europe occidentale qui disposent d’un système de représentation proportionnel. Le bipartisme, qui organise la vie politique sur le principe d’un seul et unique vainqueur, quel que soit le nombre de voix séparant les deux candidats, ne peut ni représenter les intérêts des électeurs ni permettre que se construisent des gouvernements de coalition, tenus de négocier et de mettre en œuvre des politiques qui soient acceptables par deux partis ou plus.
Examinons la situation aux États-Unis. Trump domine le parti républicain, mais 29 % des Américains seulement se déclarent républicains, tandis que 27 % s’affirment démocrates et 38 % indépendants, ne se sentant pas plus à l’aise avec un parti qu’avec l’autre mais n’étant pas non plus représentés par un tiers parti. En gagnant le pouvoir au sein du parti républicain, Trump a été élu de justesse à la présidence, avec moins de suffrages populaires que son adversaire Hillary Clinton, mais avec plus de grands électeurs au collège électoral. Si l’on considère que 56 % des Américains inscrits se sont exprimés en 2016 (en raison notamment des efforts délibérés des Républicains pour compliquer les conditions de vote), Trump n’a joui du soutient que de 27 % du corps électoral.
Trump contrôle un parti qui représente moins d’un tiers de l’électorat, et gouverne essentiellement par décrets. Quant à Johnson, moins de 100 000 membres du parti conservateur l’ont élu pour chef, et l’ont fait, ipso facto, Premier ministre, malgré une cote de popularité de 31 % seulement (contre 47 % d’opinions défavorables).
Les politologues conjecturent que le bipartisme a pour vocation de représenter l’« électeur médian », car chaque parti se rapproche du centre dans l’espoir de recueillir la moitié des suffrages plus un. En pratique, c’est le financement des campagnes qui définit depuis plusieurs dizaines d’années les stratégies partisanes aux États-Unis. De sorte que partis et candidats se sont laissés emporter à droite afin de s’attirer les bonnes grâces des riches donateurs. (Le sénateur Bernie Sanders tente d’échapper à la mainmise des grandes fortunes en réunissant des sommes importantes à partir des dons d’une multitude de petits contributeurs).
Au Royaume-Uni, aucun des deux principaux partis ne représente la majorité opposée au Brexit. Le système politique britannique peut néanmoins permettre à une fraction de l’un d’entre eux de prendre des décisions historiques, dont les conséquences se feront longtemps sentir dans le pays, auxquelles une majorité d’électeurs sont opposés. La règle d’airain du scrutin uninominal à un tour, qui donne tout au vainqueur, a permis que deux dangereuses personnalités prennent le pouvoir à l’échelon national, malgré une opposition majoritaire dans la population.
Aucun système politique ne peut transcrire parfaitement la volonté publique dans l’action gouvernementale ; par ailleurs, cette volonté est souvent confuse, peu ou mal informée, en proie aux passions dangereuses. L’architecture des institutions politiques est un défi perpétuel. Aujourd’hui pourtant, en raison de règles électorales désuètes, qui permettent au gagnant de rafler toute la mise, les deux démocraties les plus anciennes et les plus respectées du monde ne parviennent plus à remplir leur fonction que médiocrement – par conséquent dangereusement.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable et de politiques de santé publique à l’université Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de Columbia et du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2019