La Fed parie sur le surplus de main d’œuvre

Jeudi 28 Avril 2016

Ces dernières semaines, la Réserve fédérale américaine a appuyé les marchés en adoptant une approche plus graduelle en matière de normalisation de sa politique. Sa présidente Janet Yellen, dans ses récentes déclarations publiques de fin mars, s’est en effet montrée plus diplomate que prévu. De même, lors de sa dernière réunion, la Fed a suggéré de procéder en 2016 à seulement deux hausses de taux d’intérêt à hauteur d’un quart de point, plutôt qu’à quatre hausses. En réaction, les investisseurs ont vendu leurs dollars américains et fait augmenter les prix des actions ainsi que des bons du Trésor américain, tandis que les matières premières et les actifs des marchés émergents ont grimpé en flèche.


À première vue, ces évolutions peuvent sembler curieuses. Tout d’abord, cette décision de la Fed ne semble pas s’inscrire en cohérence avec les signaux d’une actuelle accélération de l’inflation aux États-Unis. S’il doit s’agir pour la Fed de répondre aux inquiétudes autour de la croissance mondiale, comme certains le suggèrent, il peut alors sembler étrange que les actifs à risques se redressent – et encore plus s’agissant des matières premières et des marchés émergents. Seulement voilà, il existe une logique par-delà ces apparentes incohérences, une logique centrée sur un coup de poker de la part de la Fed, empreint de forts enjeux potentiels.
Mais avant d’aborder les détails de ce coup de poker, intéressons-nous aux autres explications qui ont été avancées pour justifier ce redressement des marchés. Une première explication fait valoir l’assouplissement monétaire entrepris par la Banque centrale européenne et la Banque du Japon. Or, l’existence de taux d’intérêt négatifs  et de courbes de rendement extrêmement plates vient mettre à mal les résultats des banques ; les corrélations entre politiques monétaires non conventionnelles et croissance ou inflation demeurent ténues ; et la politique monétaire est désormais manifestement confrontée à des rendements en baisse.
Une autre explication met en avant la limitation de l’offre pétrolière des pays de l’OPEP, qui contribuerait à soutenir les prix du pétrole, et par conséquent les producteurs à coûts élevés d’Amérique du Nord. Mais ici encore, la logique fait davantage intervenir la corrélation que la causalité. L’OPEP n’a nullement décidé de réduire sa production, et seule une poignée de ses membres a consenti à geler cette production. L’offre excédentaire mondiale ne diminue véritablement que lorsque la production décline, lorsque les puits existants, privés d’investissements en capital, commencent à s’assécher.
Une explication plus plausible quant à l’amélioration de la performance des marchés réside sans doute davantage dans le déclin du pessimisme. La crainte d’une récession aux États-Unis, au Royaume-Uni, ou en Allemagne – pays de plein emploi, caractérisés par l’augmentation du revenu réel des ménages – a toujours été quelque peu infondée, de même que l’idée selon laquelle les fluctuations des marchés financiers auraient pour effet atypique d’impacter défavorablement et significativement les dépenses des ménages ou des entreprises. Enfin, en Chine – pays certes confronté au ralentissement de la croissance de son PIB, mais bien loin d’une situation de récession – la hausse du revenu des ménages et de la consommation contribuent à compenser le déclin des investissements en immobilisations.
Ceci nous conduit à nous pencher sur le pari effectué par la Fed. Ce changement d’humeur de la part des dirigeants politiques s’explique probablement par une nouvelle réflexion autour du laisser-aller de l’économie américaine, notamment s’agissant du marché du travail. En effet, dans ses récentes déclarations, Janet Yellen a expliqué  que le taux de participation à la population active avait pris un « virage à la hausse », et qu’il restait encore une « marge d’amélioration ». Si la Fed considère désormais que l’économie dispose d’une capacité d’expansion supérieure à la tendance et ne risquant pas de générer une inflation trop importante, alors elle peut effectivement décider de donner sa chance à la croissance.
Croissance plus rapide et resserrement moins brutal des politiques constituent de très bonnes nouvelles pour les prix des actifs. Le fait que la Fed ait décidé d’agir plus en douceur signifie également un moindre risque d’appréciation du dollar – un avantage clair pour les marchés des matières premières et les économies émergeantes endettées en dollars. Enfin, la perspective d’un dollar plus stable vient soulager le renminbi, ce qui devrait ralentir la sortie de capitaux « flottants » hors de Chine, supprimant une source de risque supplémentaire pour le système financier mondial. Au vu de telles implications, il n’est pas surprenant que les marchés se soient redressés.
Seulement voilà, à l’heure où l’inflation sous-jacente est en hausse aux États-Unis, la Fed prend bel et bien un risque considérable. En effet, l’indice de base des prix à la consommation atteint d’ores et déjà 2,3 %, poussé par une inflation de 3,1 % dans le domaine des services (ces deux chiffres augmentant de plus d’un demi-point de pourcentage d’une année sur l’autre). L’inflation relative aux logements, qui représente environ un quart de l’indice des prix à la consommation, a d’ores et déjà accéléré jusqu’à atteindre 3,2 %. De même, l’augmentation des prix en matière de services de santé, qui avait connu un ralentissement ces dernières années, vient de bondir jusqu’à atteindre 3,9 %, soit un pourcentage deux fois supérieur aux chiffres de l’an dernier.
La Fed préfère néanmoins concentrer son attention sur l’inflation sous-jacente des « dépenses de consommation privée », qui atteint un niveau plus discret de 1,7 %. Ici, les prix des produits concernés par les DCP demeurent en baisse, tandis que les prix des services augmentent seulement de 2,1 %, soit une inflation semblable à celle de l’année passée.
Mais le véritable point de mire de la Fed n’est autre que le marché du travail. D’après un rapport du mois de mars, le taux de participation de la population à la vie active aurait augmenté d’un demi-point de pourcentage depuis le creux de septembre 2015, et atteindrait actuellement 63 %. Cette même étude révèle qu’environ six millions d’Américains aujourd’hui absents sur le marché du travail souhaiteraient exercer une activité. Six millions d’autres travaillent à temps partiel pour des raisons économiques.
Ces faibles taux de participation au marché du travail américain s’expliquent en partie par des facteurs structurels. Presque toutes les sous-catégories – qu’il soit question du sexe, du niveau d’études, de la tranche d’âge, ou de l’origine ethnique – sont en déclin aux États-Unis depuis l’an 2000. Pour autant, l’offre de main-d’œuvre disponible est elle aussi généralement cyclique, avec une tendance à la hausse lorsque l’économie s’améliore et que les opportunités d’emplois se multiplient. Pour l’heure, cette tendance cyclique demeure absente de la « nouvelle norme » d’après-crise.
Que peut signifier cette offre de main-d’œuvre élastique pour la Fed et ses politiques ? La réponse dépend du volume de surplus de main-d’œuvre disponible. Supposons que ce volume s’élève à 1,5 million de travailleurs – chiffre suffisamment prudent, qui maintiendrait encore le taux d’emploi par rapport à la population bien en dessous du pic d’avant-guerre. Selon des taux réalistes de création d’emplois aux États-Unis, une période de 12 à 18 mois serait nécessaire pour absorber ces nouveaux entrants. Cet afflux de travailleurs impacterait les pressions sur les salaires et les prix, permettant à la Fed de procéder à une normalisation progressive des taux d’intérêt. En somme, plus le vivier de main-d’œuvre est conséquent, et plus la Fed peut se permettre longtemps d’agir lentement.
Ceci rappelle l’expérimentation effectuée par l’ancien président de la Fed Alan Greenspan à la fin des années 1990, lorsqu’il avait laissé s’opérer le boom de l’économie américaine, sur la base de l’intuition – qui se révélera fondée – selon laquelle la productivité était en phase d’accélération. Se pourrait-il que Janet Yellen souhaite effectuer un pari similaire, en misant cette fois-ci sur le surplus de main d’œuvre ?
Pour l’heure, c’est la politique du mécontentement populiste – à travers la campagne présidentielle de Donald Trump, ou encore la possibilité d’une sortie britannique hors de l’Union européenne – qui mobilise l’attention du monde. Or, ce sont bien les chiffres de l’emploi et de l’inflation aux États-Unis qui constituent les véritables indices de ce qui est à venir. C’est de ce côté qu’il faut aller chercher les facteurs les plus susceptibles de fonder les paris les plus ambitieux – aussi bien concernant les politiques que les marchés.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Larry Hatheway est à la tête du groupe des solutions de portefeuille multi-actifs de GAM, groupe dont il est également économiste en chef.
© Project Syndicate 1995–2016
 
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