L’histoire ne se répète jamais tout à fait. Ses leçons ne sont pourtant pas inutiles. Nous devrions nous rappeler que la première mondialisation, qui avait culminé dans les décennies qui précédèrent la Première Guerre mondiale, produisit par la suite une réaction politique beaucoup plus grave encore.
Le précédent historique a été bien résumé par mon collègue à Harvard Jeffry Frieden. Aux beaux jours de l’étalon-or, considère Frieden, les acteurs politiques dominants durent reléguer à l’arrière-plan la question de la réforme sociale et celle de l’identité nationale parce qu’ils avaient donné la priorité à celle des liens économiques internationaux. La réponse prit donc dans l’entre-deux-guerres deux formes irrémédiables, selon qu’elle privilégiait l’une ou l’autre des questions laissée en suspens : socialistes et communistes choisirent la réforme sociale, tandis que les fascistes s’emparaient de la question nationale. Les deux voies écartaient la mondialisation. Elles conduisaient à la fermeture économique (et à bien pire).
Il est fort probable que le retour de manivelle que nous connaissons aujourd’hui n’ira pas si loin. Si coûteux qu’ils aient été, les bouleversements de la dernière grande récession et de la crise de l’euro sont peu de choses lorsqu’on les compare à ceux de la Grande Dépression. Avec l’assurance chômage, les pensions de retraite et les allocations familiales, les démocraties avancées ont construit d’amples régimes de protection sociale – et elles les ont maintenus, malgré les récents reculs. L’économie mondiale est aujourd’hui dotée d’institutions qui fonctionnent, comme le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui faisaient défaut entre les deux guerres mondiales. Enfin, et cette différence n’est pas la moindre, les mouvements politiques extrémistes, tels le fascisme et le communisme, ont été largement discrédités.
Néanmoins, les conflits entre une économie hyper-mondialisée et la cohésion sociale sont réels, et c’est à leurs risques et périls que les élites politiques classiques les négligent. Comme je l’affirmais dans un livre publié en 1997, Has Globalization Gone Too Far ? (« La Mondialisation est-elle allée trop loin ? »), l’internationalisation des marchés de biens, de services et de capitaux enfonce un coin entre les groupes cosmopolites, professionnellement intégrés et qualifiés qui sont capables d’en tirer avantage et le reste de la société.
Deux types de clivage politique sont exacerbés dans ce processus : un clivage identitaire, tournant autour des questions de nationalité, d’ethnicité ou de religion, et un clivage entre faibles et hauts revenus qui ravive les questions de classe. La séduction exercée par les populistes s’appuie sur l’un ou l’autre de ces clivages. Les populistes de droite, comme Trump, promettent une politique de l’identité. Les populistes de gauche, comme Bernie Sanders, insistent sur le gouffre qui s’est creusé entre riches et pauvres.
Dans les deux cas, un « autre » est clairement désigné comme objet de ressentiment. Vous avez du mal à joindre les deux bouts ? Ce sont les Chinois qui ont volé votre emploi. Vous êtes excédé par la criminalité ? Ce sont les Mexicains et autres immigrants qui ont importé chez vous les guerres entre leurs gangs. Le terrorisme ? Les musulmans, bien sûr, en sont la cause. La corruption des mœurs politiques ? que pouvez-vous espérer lorsque les grandes banques financent le système politique. À la différence des élites politiques traditionnelles, les populistes peuvent facilement désigner les coupables au malheur des masses.
Et bien sûr, les politiciens en place sont compromis, puisqu’ils ont été, pendant tout ce temps, aux commandes ; mais ils sont aussi pris au piège de leur récit, qui trahit leur inaction et leur impuissance.
Ce récit rejette la faute de la stagnation des salaires et de la montée des inégalités sur des forces technologiques ayant échappé à notre contrôle. Il considère comme inévitables et inexorables la mondialisation et les règles sur lesquelles elle s’appuie. Le remède qu’il propose, à savoir d’investir dans l’éducation et la formation, n’aura guère de conséquences immédiates et ne portera pas ses fruits, au mieux, avant des années.
À vrai dire, le monde économique d’aujourd’hui est le produit de décisions explicites prises dans le passé par les gouvernements. C’était un choix de ne pas s’en tenir à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (AGETAC ou GATT) et de mettre sur pied l’OMC, beaucoup plus ambitieuse – et intrusive. De même, la signature des accords commerciaux géants que sont le Partenariat trans-pacifique ou le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) relèvera, elle encore, d’un choix.
Ce fut le choix des gouvernements d’assouplir la réglementation des transactions financières et de se fixer comme objectif la mobilité transfrontalière totale des capitaux, et ce fut encore un choix de ne pas revenir, pour l’essentiel, sur ces politiques, malgré une énorme crise financière mondiale. Comme nous le rappelle Anthony Atkinson dans son magistral ouvrage sur les Inégalités, le changement technologique lui-même n’est pas vacciné contre l’intervention de l’État : les décideurs politiques peuvent faire beaucoup pour infléchir la direction du changement technologique et s’assurer qu’il conduira à un taux d’emploi plus élevé et à une plus grande équité.
Les populistes séduisent parce qu’ils expriment le ressentiment des exclus. Ils proposent non seulement un récit général, mais aussi des solutions qui, pour être fausses et souvent dangereuses, n’en sont pas moins concrètes. Les responsables politiques classiques ne pourront regagner le terrain perdu qu’à condition d’offrir, eux aussi, des solutions – sérieuses – qui laissent la place à l’espoir. Ils doivent cesser de se dissimuler derrière la technologie ou une mondialisation irréfrénable, et faire preuve d’audace pour réformer à grande échelle la direction de l’économie mondiale et des économies nationales.
Si l’histoire nous dit que la mondialisation, lorsqu’elle devient folle, est dangereuse, elle nous dit aussi que le capitalisme est malléable. Au siècle dernier, le New Deal, l’État providence et la mondialisation contrôlée (dans le système de Bretton Woods) permirent un nouveau départ aux sociétés favorables au marché et furent à l’origine du boom de l’après-guerre. Ces succès ne furent pas le fruit facile de bricolages ou de modifications marginales des politiques alors en place, mais d’une ingénierie institutionnelle radicale.
Femmes et hommes politiques modérés, prenez-en note.
Traduction François Boisivon
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard, est l’auteur, récemment, de l’ouvrage Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science (« Les règles de l’économie : les raisons et les torts de de la pseudo-science »)
Le précédent historique a été bien résumé par mon collègue à Harvard Jeffry Frieden. Aux beaux jours de l’étalon-or, considère Frieden, les acteurs politiques dominants durent reléguer à l’arrière-plan la question de la réforme sociale et celle de l’identité nationale parce qu’ils avaient donné la priorité à celle des liens économiques internationaux. La réponse prit donc dans l’entre-deux-guerres deux formes irrémédiables, selon qu’elle privilégiait l’une ou l’autre des questions laissée en suspens : socialistes et communistes choisirent la réforme sociale, tandis que les fascistes s’emparaient de la question nationale. Les deux voies écartaient la mondialisation. Elles conduisaient à la fermeture économique (et à bien pire).
Il est fort probable que le retour de manivelle que nous connaissons aujourd’hui n’ira pas si loin. Si coûteux qu’ils aient été, les bouleversements de la dernière grande récession et de la crise de l’euro sont peu de choses lorsqu’on les compare à ceux de la Grande Dépression. Avec l’assurance chômage, les pensions de retraite et les allocations familiales, les démocraties avancées ont construit d’amples régimes de protection sociale – et elles les ont maintenus, malgré les récents reculs. L’économie mondiale est aujourd’hui dotée d’institutions qui fonctionnent, comme le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui faisaient défaut entre les deux guerres mondiales. Enfin, et cette différence n’est pas la moindre, les mouvements politiques extrémistes, tels le fascisme et le communisme, ont été largement discrédités.
Néanmoins, les conflits entre une économie hyper-mondialisée et la cohésion sociale sont réels, et c’est à leurs risques et périls que les élites politiques classiques les négligent. Comme je l’affirmais dans un livre publié en 1997, Has Globalization Gone Too Far ? (« La Mondialisation est-elle allée trop loin ? »), l’internationalisation des marchés de biens, de services et de capitaux enfonce un coin entre les groupes cosmopolites, professionnellement intégrés et qualifiés qui sont capables d’en tirer avantage et le reste de la société.
Deux types de clivage politique sont exacerbés dans ce processus : un clivage identitaire, tournant autour des questions de nationalité, d’ethnicité ou de religion, et un clivage entre faibles et hauts revenus qui ravive les questions de classe. La séduction exercée par les populistes s’appuie sur l’un ou l’autre de ces clivages. Les populistes de droite, comme Trump, promettent une politique de l’identité. Les populistes de gauche, comme Bernie Sanders, insistent sur le gouffre qui s’est creusé entre riches et pauvres.
Dans les deux cas, un « autre » est clairement désigné comme objet de ressentiment. Vous avez du mal à joindre les deux bouts ? Ce sont les Chinois qui ont volé votre emploi. Vous êtes excédé par la criminalité ? Ce sont les Mexicains et autres immigrants qui ont importé chez vous les guerres entre leurs gangs. Le terrorisme ? Les musulmans, bien sûr, en sont la cause. La corruption des mœurs politiques ? que pouvez-vous espérer lorsque les grandes banques financent le système politique. À la différence des élites politiques traditionnelles, les populistes peuvent facilement désigner les coupables au malheur des masses.
Et bien sûr, les politiciens en place sont compromis, puisqu’ils ont été, pendant tout ce temps, aux commandes ; mais ils sont aussi pris au piège de leur récit, qui trahit leur inaction et leur impuissance.
Ce récit rejette la faute de la stagnation des salaires et de la montée des inégalités sur des forces technologiques ayant échappé à notre contrôle. Il considère comme inévitables et inexorables la mondialisation et les règles sur lesquelles elle s’appuie. Le remède qu’il propose, à savoir d’investir dans l’éducation et la formation, n’aura guère de conséquences immédiates et ne portera pas ses fruits, au mieux, avant des années.
À vrai dire, le monde économique d’aujourd’hui est le produit de décisions explicites prises dans le passé par les gouvernements. C’était un choix de ne pas s’en tenir à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (AGETAC ou GATT) et de mettre sur pied l’OMC, beaucoup plus ambitieuse – et intrusive. De même, la signature des accords commerciaux géants que sont le Partenariat trans-pacifique ou le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) relèvera, elle encore, d’un choix.
Ce fut le choix des gouvernements d’assouplir la réglementation des transactions financières et de se fixer comme objectif la mobilité transfrontalière totale des capitaux, et ce fut encore un choix de ne pas revenir, pour l’essentiel, sur ces politiques, malgré une énorme crise financière mondiale. Comme nous le rappelle Anthony Atkinson dans son magistral ouvrage sur les Inégalités, le changement technologique lui-même n’est pas vacciné contre l’intervention de l’État : les décideurs politiques peuvent faire beaucoup pour infléchir la direction du changement technologique et s’assurer qu’il conduira à un taux d’emploi plus élevé et à une plus grande équité.
Les populistes séduisent parce qu’ils expriment le ressentiment des exclus. Ils proposent non seulement un récit général, mais aussi des solutions qui, pour être fausses et souvent dangereuses, n’en sont pas moins concrètes. Les responsables politiques classiques ne pourront regagner le terrain perdu qu’à condition d’offrir, eux aussi, des solutions – sérieuses – qui laissent la place à l’espoir. Ils doivent cesser de se dissimuler derrière la technologie ou une mondialisation irréfrénable, et faire preuve d’audace pour réformer à grande échelle la direction de l’économie mondiale et des économies nationales.
Si l’histoire nous dit que la mondialisation, lorsqu’elle devient folle, est dangereuse, elle nous dit aussi que le capitalisme est malléable. Au siècle dernier, le New Deal, l’État providence et la mondialisation contrôlée (dans le système de Bretton Woods) permirent un nouveau départ aux sociétés favorables au marché et furent à l’origine du boom de l’après-guerre. Ces succès ne furent pas le fruit facile de bricolages ou de modifications marginales des politiques alors en place, mais d’une ingénierie institutionnelle radicale.
Femmes et hommes politiques modérés, prenez-en note.
Traduction François Boisivon
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard, est l’auteur, récemment, de l’ouvrage Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science (« Les règles de l’économie : les raisons et les torts de de la pseudo-science »)