La défense de la liberté universitaire à l'ère populiste

Lundi 19 Juin 2017

Je suis le président de l'Université d'Europe centrale (CEU), qui est en ce moment menacée. La CEU se bat pour demeurer un établissement libre à Budapest, la capitale hongroise, à la suite de l'adoption de la nouvelle législation qui, en substance, oblige cette université à fermer.


La bataille de la CEU est devenue une cause célèbre mondiale. Plus de 650 départements, universités et associations professionnelles se sont opposés aux démarches juridiques de la Hongrie contre la CEU. Près de 80 000 personnes ont défilé dans les rues de Budapest pour prendre notre défense. Vingt-quatre prix Nobel ont associé leur prestige à notre cause. Le 22 juin, l'un d'entre eux, Mario Vargas Llosa, va nous rejoindre à Budapest pour une conférence sur le défi mondial contre la liberté universitaire.
Nous, membres de la CEU, nous savons que nous ne sommes pas la seule université qui lutte pour repousser les attaques du gouvernement. Dans toute la Turquie, les universités sont cadenassées et les professeurs sont victimes de purges. À Saint-Pétersbourg, notre Université Européenne sœur lutte contre des tentatives malveillantes répétées qui visent à la faire fermer.
Ce ne sont que quelques-unes des menaces auxquelles les universités sont confrontées de nos jours à l'extérieur. Il existe pourtant des menaces tout aussi inquiétantes provenant de l'intérieur.
À Middlebury College dans l'État américain du Vermont, la foule a récemment conspué l'auteur conservateur Charles Murray, en l'empêchant de parler ; dans l'Oregon, un professeur a été harcelé pour avoir refusé de rejoindre une manifestation contre le racisme. Et l'Europe n'est pas à l'abri : à Berlin et à Dresde, certains professeurs ont été harcelés pour leurs opinions conservatrices ou pour avoir tenté d'expliquer l'attrait de l'extrême-droite.
Les responsables de ces épisodes ne font pas la distinction entre la critique et le harcèlement. Mais l'attitude moralisatrice, surtout lorsqu'elle s'exprime dans la langue de l'anti-sexisme, de l'anti-militarisme et de l'anti-racisme, nous barre tous les accès à une auto-réflexion honnête. Aujourd'hui, il me semble, ceux qui causent le plus grand tort à la liberté sont souvent ceux qui en bénéficient le plus.
La meilleure façon de comprendre la double menace à laquelle la liberté universitaire doit faire face aujourd'hui - le danger de l'extérieur et de l'intérieur - consiste à se retirer de ces controverses et à revenir aux principes premiers. Qu'est-ce que la liberté universitaire ?
Une minorité de rares élus
Soyons honnêtes. En dehors des salles de séminaires des universités, des laboratoires de recherche et des bibliothèques, bien des gens considèrent la liberté universitaire comme un privilège - qui non content de cela, est douteuse. Alors laissez-moi m'attaquer de front à la question du privilège.
Ceux d'entre nous qui ont la chance de travailler dans les universités savent à quel point nous sommes privilégiés, mais cette question suscite une certaine gêne. Nos salaires sont payés par les citoyens (par l'impôt, par exemple, ou via un soutien pour les frais de scolarité pour un fils ou une fille), qui n'iront peut-être jamais au bout de leur éducation secondaire, sans même parler de l'université. Nous devons être capables de nous justifier devant eux. Nos portes doivent toujours être ouvertes au public. Nous devons communiquer sur nos recherches de manière accessible. Et nous devons éliminer les obstacles qui excluent certains de nos concitoyens de la chance d'apprendre avec nous. Si nous avons des privilèges (ce qui est bien le cas), ils s'accompagnent de responsabilités, dont nous devons nous acquitter en toute conscience.
La fonction universitaire est peut-être le plus remarquable privilège sur lequel nous devons nous prononcer, en vue de le défendre. Si vous demandez à des individus dans la rue ce que signifie la liberté universitaire, certains vous diront : cela signifie que les professeurs ont un emploi à vie et qu'ils ne risquent pas d'être licenciés. Dans un monde d'insécurité économique, les sinécures pour de rares élus paraissent difficiles à justifier.
Et pourtant, il existe une justification profonde et convaincante à cette forme assez unique de sécurité de l'emploi. Les postes de professeurs protègent le droit de poursuivre des recherches et de soutenir des positions impopulaires. C'est l'un des remparts contre-majoritaires d'une société libre, comme une presse libre ou une magistrature indépendante.
Bien sûr, comme tous les privilèges, un poste universitaire peut être utilisé à mauvais escient : ceux qui l'obtiennent, après avoir écrit un bon livre, jouissent parfois d'un repos intellectuel pour le restant de leur existence. Mais d'autres l'utilisent merveilleusement pour faire progresser l'apprentissage et pour ajouter au patrimoine des connaissances humaines. Nous devrions être fiers de ceux qui utilisent leur poste pour le bénéfice de nous tous et nous devrions être aussi vigilants que possible au moment de refuser ce privilège à ceux qui n'en sont pas dignes.
Les postes universitaires ne sont pas l'unique aspect qui rend impopulaire la vie universitaire. La liberté universitaire est communément considérée comme une sorte de permis pour des experts auto-proclamés de s'exprimer de nombreuses bêtises à la télévision, à la radio et dans les médias sociaux. Comme je suis quelqu'un que l'on a désigné sous le titre d'intellectuel public, je dois avouer qu'à quelques occasions, par paresse ou par vanité, je me suis permis de pontifier sur des questions sur lesquelles je n'avais pas vraiment de compétence. La morale de mon histoire est simple : tenez-vous-en à ce que vous connaissez. Sinon, les « experts » donnent mauvaise réputation à l'expertise.
Les citoyens contre les professeurs
L'aversion contre « l'expertise » et le rejet à l'égard des représentants de « l'establishment » constituent un élément central de la politique du populisme. À la majorité pratique, honnête et franche s'oppose la complaisance, la condescendance et les mandarins occupant de hautes charges.
La vérité, cependant, c'est que le populisme est une politique de mauvaise foi. Nos sociétés cesseraient de fonctionner sans le savoir-faire issu du savoir universitaire. Les dirigeants politiques populistes qui remportent des voix en méprisant les experts (nous avons tous en tête nos exemples préférés), sont forcés de trouver leur chemin dans le noir lorsqu'ils arrivent au pouvoir. L'expertise reste essentielle à toute gouvernance digne de ce nom.
Mais il ne suffit pas de défendre les compétences universitaires si tout ce qu'entend l'opinion publique se résume à une défense de nos privilèges en tant qu'élite. Le problème plus fondamental qu'il s'agit de résoudre est celui de l'érosion, dans l'opinion publique, du lien entre la liberté universitaire et la liberté de tous les citoyens. Ceux qui disent, « la liberté universitaire est également ma liberté » sont une minorité.
Ceux d'entre nous qui croient dans les universités, qui les aiment malgré tous leurs défauts, qui attachent une grande valeur à ce qu'elles nous ont enseigné, doivent affirmer avec fierté que notre liberté n'est pas un privilège, mais un droit que nous avons gagné, en servant la vérité et la connaissance, au nom des sociétés que nous servons. Mais si les universités doivent retrouver le soutien démocratique qui leur fait défaut, ce dernier est d'une importance vitale pour ceux d'entre nous au sein des universités, qui s'efforcent de répondre honnêtement aux critiques de l'extérieur, plutôt que de grimacer dans un silence complice quand l'un de nos collègues joue à être un « expert ».
De même, nous devons également empêcher que le jargon prenne entièrement le contrôle du discours universitaire. J'ai assisté à trop de séminaires, dans certaines grandes universités, qui ont dégénéré en un jeu de langage fermé joué par un sabbat d'initiés qui accordait un plus grand intérêt à des félicitations auto-référentielles, obscures et précieuses, plutôt qu'à un engagement honnête dans la réalité. Donc, oui, le monde extérieur a souvent raison. Certains universitaires donnent mauvaise réputation à la liberté universitaire.
Mais il est également vrai que les penseurs que j'ai vénérés toute ma vie (de véritables géants comme Isaiah Berlin, Albert Hirschman, David Landes et Judith Shklar, pour n'en citer que quatre), avaient tous le don de la clarté. Leur travail a exprimé l'obligation morale envers la vérité et envers leur société : être accessible à leurs concitoyens à propos de problèmes auxquels nous sommes confrontés tous ensemble. Ce sont nos plus grands héros, des hommes et des femmes d'une grande connaissance, dont l'usage de la liberté académique donne de l'éclat au nôtre.
La bataille de Budapest
J'en ai assez dit au sujet des menaces de l'intérieur. Je voulais en parler en premier lieu, car si nous ne pouvons pas défendre les meilleurs d'entre nous et critiquer les pires, si nous ne pouvons pas nous acquitter de nos responsabilités envers nos concitoyens, si nous ne pouvons pas empêcher que notre indépendance soit mise au service coercitif du politiquement correct, alors la liberté universitaire est destinée à mourir aux mains de ses bénéficiaires privilégiés.
Mais les menaces de l'extérieur ne sont pas moins graves. Je ne vais pas répéter notre « petite difficulté locale », comme les Britanniques pourraient l'appeler, à Budapest. Des négociations sont en cours entre le bureau du Gouverneur de l'État de New York, où les diplômes de la CEU sont agréés, et le gouvernement de la Hongrie. Je veux que les négociations aboutissent, afin que mes collègues et moi-même puissions reprendre la vie quotidienne (et qui nous paraît à présent bénie), d'un établissement universitaire normal.
Ainsi moins de choses seront dites en public sur la bataille avec le gouvernement hongrois, mieux cela vaudra. Mais je peux réfléchir sur ce que cet épisode m'a appris sur les relations entre la liberté des universités et la liberté démocratique elle-même.
Nous avons diminué l'ampleur et la portée de la liberté universitaire en l'utilisant uniquement pour nous référer aux privilèges privés des membres individuels d'une caste d'entreprise. Car la liberté universitaire signifie également un droit collectif de la communauté à se gouverner elle-même pour servir l'ensemble de la société. Nous avons accordé tant d'attention à la signification de la liberté universitaire pour les individus, que nous avons négligé ses implications pour l'organisation de la société. Et pourtant, ces implications sont essentielles : à moins que les établissements puissent défendre leur droit de se gouverner eux-mêmes contre des forces de l'extérieur, ils ne peuvent pas défendre efficacement les droits individuels de leurs membres à l'intérieur.
Car pour la CEU, nous avons démontré qu'un cliché commun sur la liberté se trouve être vrai : elle vaut la peine que nous soyons prêt à payer pour elle. Ceux qui ne se battent pas pour leur liberté finiront par la perdre.
Mais je dois souligner que nous avons été en mesure de nous battre parce qu'une dotation privée nous en a donné les moyens. Les établissements universitaires turcs et russes ne bénéficient pas de ces ressources.
Notre dotation provient d'un seul mécène : George Soros. Aucun homme n'a fait plus pour la Hongrie, et aucun homme n'a été plus injustement calomnié. Dans la bataille que nous avons menée pour la CEU à Budapest, Soros a respecté la liberté universitaire bien mieux que le gouvernement hongrois.
Menaces privées
Le point principal est que l'État n'est pas la seule source de pression externe sur les universités. Aucun établissement universitaire n'est libre si son conseil d'administration est contrôlé par ses bienfaiteurs. Aucun établissement ne recevra d'accréditation faisant autorité, comme la CEU (à la fois de la part de l'État de New York et de la Commission des Middle States des États-Unis sur les Études Supérieures), à moins d'être en mesure de démontrer qu'il est tout à fait indépendant de ceux qui lui fournissent ses ressources.
Ainsi, la liberté universitaire de la CEU (ainsi que celle de tout établissement universitaire), doit signifier à la fois la liberté à l'égard de l'État et la liberté à l'égard de tout intérêt privé. La liberté, elle non plus, n'est pas illimitée. Tous les droits doivent être limités par des obligations. Par rapport à des intérêts privés, l'université accepte une responsabilité fiduciaire à l'égard de l'utilisation des ressources et de leur utilisation exclusivement à des fins d'enseignement et de recherche. Par rapport à l'État, l'université, bien que libre de contester la loi et d'exprimer sa dissidence, doit également y obéir.
Je sors de la bataille pour la CEU plus convaincu que jamais que l'indépendance financière est une garantie essentielle de la liberté universitaire. Les universités qui sont en cela exclusivement tributaires des fonds publics doivent diversifier leurs sources de financement. La liberté universitaire est toujours plus en sécurité lorsqu'elle repose sur plusieurs piliers.
Défendre la liberté universitaire avec succès implique de faire croître un réseau de relations de l'université avec l'ensemble de la société. Il y a certes à la fois des risques et des opportunités lorsqu'une université prend des engagements avec le secteur privé. Il est bon pour la recherche et bon pour nos étudiants d'accueillir des partenariats avec des entreprises privées. Nous pouvons produire des connaissances ensemble, partager les revenus des brevets et former les étudiants à être leurs futurs employés.
Mais chaque contrat avec le secteur privé doit protéger l'intégrité de nos programmes de recherche, de nos programmes universitaires et de nos critères de recrutement. Les universités ne sont pas des entreprises : nous sommes des établissements à but non lucratif, pourvus de buts qui sont distincts de ceux des entreprises commerciales. Lorsque les deux parties comprennent les règles d'engagement, toutes deux peuvent profiter des connaissances que nous créons ensemble.
Cibles de l'opportunité autoritaire
En définitive, la liberté universitaire dépend de la santé des institutions démocratiques. Lorsque les démocraties sont faibles, lorsque les populistes majoritaires viennent éroder l'équilibre des pouvoirs, la liberté de la presse et l'indépendance de la justice, les universités sont particulièrement vulnérables. C'est ce qui s'est passé en Hongrie.
Pour survivre, les universités doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour renforcer les institutions démocratiques qui les protègent, elles doivent rechercher et gagner la solidarité des sociétés qu'elles servent. Voilà l'ultime garantie de leur liberté.
La démocratie, après tout, est constituée par bien plus que par sa seule machinerie. Toutes ses institutions (la règle de la majorité, les droits des minorités, l'équilibre des pouvoirs, l'indépendance de la justice, la liberté de la presse), sont animées par le noble idéal de l'autonomie du gouvernement, par l'idée de communautés libres qui choisissent leurs buts pour elles-mêmes, en se donnant des règles par consentement et en s'acquittant de leurs devoirs de protection et d'assistance envers leurs membres.
Cet idéal a pris racine tout d'abord en Europe, dans les universités médiévales de Bologne, de Salamanque, d'Oxford, de Cambridge et de la Sorbonne, ainsi que dans les grandes universités anciennes d'Europe de l'Est : l'Université Charles de Prague, l'Université Jagellonne de Cracovie et l'Université Eötvös Loránd de Budapest. Toutes ces universités, fondées il y a plusieurs des siècles, sont encore des établissements autonomes, incarnant l'idéal d'autonomie qui est le cœur même de la foi démocratique.
La bataille pour la liberté universitaire n'est jamais terminée : nous devons la défendre contre ses ennemis de l'intérieur et l'extérieur. Sur les deux fronts, notre succès dépend finalement du fait de convaincre nos concitoyens que lorsque nous nous battons pour nous-mêmes, nous nous battons également pour eux.
Michael Ignatieff, ancien chef du Parti libéral du Canada, président et recteur de l'Université d'Europe centrale.
 
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