Rares sont en revanche les analystes qui relèvent que la démocratie illibérale – ou populisme – ne constitue pas la seule menace sur le plan politique. La démocratie libérale est également mise à mal par une tendance à privilégier le « libéral » au détriment de la « démocratie ». Dans cette forme de régime, les dirigeants se trouvent isolés de la chaîne de responsabilité, par une panoplie de restrictions qui limitent le champ des politiques qu’ils peuvent appliquer. Lorsque ce ne sont pas les institutions bureaucratiques, les régulateurs autonomes ou les tribunaux indépendants qui fixent les politiques, ce sont les règles de l’économie globale qui s’en chargent.
Dans son nouvel ouvrage majeur intitulé The People vs. Democracy , le théoricien politique Yascha Mounk qualifie ce type de régime de « libéralisme non démocratique » – par une symétrie appropriée avec la démocratie illibérale. Il explique que nos régimes politiques ont depuis longtemps cessé de fonctionner comme des démocraties libérales, et qu’ils ressemblent de plus en plus à un libéralisme sans démocratie.
C’est sans doute l’Union européenne qui illustre le mieux cette tendance. L’établissement d’un marché unique et l’unification monétaire en l’absence d’intégration politique ont nécessité que les politiques soient déléguées à des organes technocratique tels que la Commission européenne, la Banque centrale européenne, ou encore la Cour de justice de l’Union européenne. Les décisions sont prises à une distance considérable du public. Bien que le Royaume-Uni ne soit pas membre de la zone euro, la volonté des Brexiteurs de « reprendre le contrôle » donne une idée de la frustration que ressentent de nombreux électeurs européens.
Bien que la situation aux États-Unis soit différente, des tendances comparables créent chez beaucoup d’Américains le sentiment que leur voix n’est pas entendue. Comme le souligne Mounk, l’élaboration des politiques abonde de tout un alphabet d’organes réglementaires – de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) jusqu’à la Food and Drug Administration (FDA). L’usage que font les tribunaux indépendants de leur prérogative de contrôle judiciaire pour promouvoir les droits civils, étendre la liberté reproductive, et introduire biens d’autres réformes sociales, suscite l’hostilité de pans entiers de la population. Quant aux règles de l’économie globale, administrées via des arrangements internationaux de type Organisation mondiale du commerce (OMC) ou Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), elles sont largement perçues comme volontairement pipées en défaveur des travailleurs ordinaires.
La valeur du livre de Mounk réside en ce qu’il souligne l’importance des deux termes constitutifs de l’expression démocratie libérale. Nous devons d’un côté limiter l’exercice du pouvoir politique pour empêcher les majorités (ou les détenteurs du pouvoir) de faire fi des droits des minorités (ou de ceux qui ne sont pas au pouvoir). Mais il faut également que les politiques publiques s’inscrivent en phase avec les préférences des électeurs, auprès desquels les décideurs doivent être tenus de rendre des comptes.
La démocratie libérale est intrinsèquement fragile, dans la mesure où concilier ses composantes ne produit pas d’équilibre politique naturel. Lorsque les élites détiennent suffisamment de pouvoir, ils n’ont pas grand intérêt à répondre aux attentes de l’ensemble de la population. Lorsque les masses se mobilisent et exigent du pouvoir, le compromis qui en résulte auprès des élites produit rarement des garde-fous durables pour la préservation des droits de ceux qui n’étaient pas assis à la table des négociations. La démocratie libérale a ainsi tendance à sombrer dans l’une ou l’autre de ses propres formes perverses – démocratie illibérale ou libéralisme non démocratique.
Dans notre publication intitulée « The Political Economy of Liberal Democracy », Sharun Mukand et moi-même abordons les fondements de la démocratie libérale en des termes similaires à ceux qu’utilise Mounk. Nous insistons sur le fait que les sociétés sont divisées selon deux clivages potentiels : d’une part un clivage identitaire qui distingue une minorité de la majorité ethnique, religieuse ou idéologique, et d’autre part un clivage de richesse qui oppose les plus fortunés au reste de la société.
La profondeur et la localisation de ces divisions détermine la probabilité des différents régimes politiques. La possibilité d’une démocratie libérale est toujours accompagnée d’une démocratie illibérale à l’une des extrémités, et d’une « autocratie libérale » à l’autre, selon que le pouvoir est contrôlé par la majorité ou par l’élite.
Notre cadre permet de souligner les circonstances fortuites dans lesquelles émerge la démocratie libérale. Dans les pays occidentaux, le libéralisme a précédé la démocratie : séparation des pouvoirs, liberté d’expression et primauté du droit étaient déjà en place avant que les élites ne décident d’étendre la démarche et de se plier à la souveraineté populaire. La « tyrannie de la majorité » demeurait une importante source de préoccupation pour les élites, et a été résolue aux États-Unis, par exemple, via un système complexe de garde-fous qui entravent de fait et durablement l’exécutif.
Ailleurs, dans les pays en voie de développement, la mobilisation populaire a eu lieu en l’absence de tradition ou de pratiques libérales. La démocratie libérale s’y est rarement installée durablement, sauf dans des États-nations relativement égalitaires et très homogènes tels que la Corée du Sud, ou aucune véritable division sociale, idéologique, ethnique ou linguistique ne semble pouvoir être exploitée par les autocrates quels qu’ils soient – illibéraux ou étrangers à la démocratie.
Les évolutions actuelles en Europe et aux États-Unis suggèrent la possibilité malheureuse que la démocratie libérale y soit également une phase temporaire. À l’heure où nous déplorons une crise de la démocratie libérale, nous ne devons pas oublier que l’illibéralisme n’est pas la seule menace qui l’affecte. Il nous faut également éviter les pièges d’une insuffisance démocratique.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Dani Rodrik, professeur en économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université d’Harvard, est l’auteur de l’ouvrage intitulé Straight Talk on Trade: Ideas for a Sane World Economy.
Dans son nouvel ouvrage majeur intitulé The People vs. Democracy , le théoricien politique Yascha Mounk qualifie ce type de régime de « libéralisme non démocratique » – par une symétrie appropriée avec la démocratie illibérale. Il explique que nos régimes politiques ont depuis longtemps cessé de fonctionner comme des démocraties libérales, et qu’ils ressemblent de plus en plus à un libéralisme sans démocratie.
C’est sans doute l’Union européenne qui illustre le mieux cette tendance. L’établissement d’un marché unique et l’unification monétaire en l’absence d’intégration politique ont nécessité que les politiques soient déléguées à des organes technocratique tels que la Commission européenne, la Banque centrale européenne, ou encore la Cour de justice de l’Union européenne. Les décisions sont prises à une distance considérable du public. Bien que le Royaume-Uni ne soit pas membre de la zone euro, la volonté des Brexiteurs de « reprendre le contrôle » donne une idée de la frustration que ressentent de nombreux électeurs européens.
Bien que la situation aux États-Unis soit différente, des tendances comparables créent chez beaucoup d’Américains le sentiment que leur voix n’est pas entendue. Comme le souligne Mounk, l’élaboration des politiques abonde de tout un alphabet d’organes réglementaires – de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) jusqu’à la Food and Drug Administration (FDA). L’usage que font les tribunaux indépendants de leur prérogative de contrôle judiciaire pour promouvoir les droits civils, étendre la liberté reproductive, et introduire biens d’autres réformes sociales, suscite l’hostilité de pans entiers de la population. Quant aux règles de l’économie globale, administrées via des arrangements internationaux de type Organisation mondiale du commerce (OMC) ou Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), elles sont largement perçues comme volontairement pipées en défaveur des travailleurs ordinaires.
La valeur du livre de Mounk réside en ce qu’il souligne l’importance des deux termes constitutifs de l’expression démocratie libérale. Nous devons d’un côté limiter l’exercice du pouvoir politique pour empêcher les majorités (ou les détenteurs du pouvoir) de faire fi des droits des minorités (ou de ceux qui ne sont pas au pouvoir). Mais il faut également que les politiques publiques s’inscrivent en phase avec les préférences des électeurs, auprès desquels les décideurs doivent être tenus de rendre des comptes.
La démocratie libérale est intrinsèquement fragile, dans la mesure où concilier ses composantes ne produit pas d’équilibre politique naturel. Lorsque les élites détiennent suffisamment de pouvoir, ils n’ont pas grand intérêt à répondre aux attentes de l’ensemble de la population. Lorsque les masses se mobilisent et exigent du pouvoir, le compromis qui en résulte auprès des élites produit rarement des garde-fous durables pour la préservation des droits de ceux qui n’étaient pas assis à la table des négociations. La démocratie libérale a ainsi tendance à sombrer dans l’une ou l’autre de ses propres formes perverses – démocratie illibérale ou libéralisme non démocratique.
Dans notre publication intitulée « The Political Economy of Liberal Democracy », Sharun Mukand et moi-même abordons les fondements de la démocratie libérale en des termes similaires à ceux qu’utilise Mounk. Nous insistons sur le fait que les sociétés sont divisées selon deux clivages potentiels : d’une part un clivage identitaire qui distingue une minorité de la majorité ethnique, religieuse ou idéologique, et d’autre part un clivage de richesse qui oppose les plus fortunés au reste de la société.
La profondeur et la localisation de ces divisions détermine la probabilité des différents régimes politiques. La possibilité d’une démocratie libérale est toujours accompagnée d’une démocratie illibérale à l’une des extrémités, et d’une « autocratie libérale » à l’autre, selon que le pouvoir est contrôlé par la majorité ou par l’élite.
Notre cadre permet de souligner les circonstances fortuites dans lesquelles émerge la démocratie libérale. Dans les pays occidentaux, le libéralisme a précédé la démocratie : séparation des pouvoirs, liberté d’expression et primauté du droit étaient déjà en place avant que les élites ne décident d’étendre la démarche et de se plier à la souveraineté populaire. La « tyrannie de la majorité » demeurait une importante source de préoccupation pour les élites, et a été résolue aux États-Unis, par exemple, via un système complexe de garde-fous qui entravent de fait et durablement l’exécutif.
Ailleurs, dans les pays en voie de développement, la mobilisation populaire a eu lieu en l’absence de tradition ou de pratiques libérales. La démocratie libérale s’y est rarement installée durablement, sauf dans des États-nations relativement égalitaires et très homogènes tels que la Corée du Sud, ou aucune véritable division sociale, idéologique, ethnique ou linguistique ne semble pouvoir être exploitée par les autocrates quels qu’ils soient – illibéraux ou étrangers à la démocratie.
Les évolutions actuelles en Europe et aux États-Unis suggèrent la possibilité malheureuse que la démocratie libérale y soit également une phase temporaire. À l’heure où nous déplorons une crise de la démocratie libérale, nous ne devons pas oublier que l’illibéralisme n’est pas la seule menace qui l’affecte. Il nous faut également éviter les pièges d’une insuffisance démocratique.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Dani Rodrik, professeur en économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université d’Harvard, est l’auteur de l’ouvrage intitulé Straight Talk on Trade: Ideas for a Sane World Economy.