La fin de la partie grecque

Mercredi 24 Juin 2015

Après des mois de querelles, l'épreuve de force entre la Grèce et ses créanciers européens se résume aujourd’hui à une impasse sur les pensions et les impôts. La Grèce refuse d'acquiescer à la demande de ses créanciers de réduire les paiements aux personnes âgées et d’augmenter la taxe sur la valeur ajoutée pour les médicaments et l'électricité.


La fin de la partie grecque
Les exigences de l'Europe qui visent ostensiblement à assurer que la Grèce puisse assumer le service de sa dette extérieure sont une réaction irritée, naïve et fondamentalement auto-destructrice. En les rejetant, les Grecs ne jouent pas  ; ils essaient simplement de rester en vie.
Quoi que l'on puisse dire à propos des politiques économiques passées de la Grèce, de son économie non compétitive, de sa décision de rejoindre la zone euro, ou des erreurs que les banques européennes ont fait en prêtant de manière excessive à son gouvernement, la situation économique du pays est saisissante. Le taux de chômage se situe à 25%. Le chômage des jeunes est de 50%.
En outre, le PIB de la Grèce a diminué de 25% depuis le début de la crise en 2009, son gouvernement est insolvable et beaucoup de ses citoyens souffrent de la faim.
Les conditions en Grèce aujourd'hui rappellent celles qui prévalaient dans l'Allemagne de 1933. Bien sûr, l'Union européenne n'a pas à craindre l’arrivée d'un Hitler grec, non seulement parce qu'elle pourrait facilement écraser un tel régime, mais aussi – et surtout – parce que la démocratie de la Grèce a prouvé une maturité impressionnante tout au long de la crise. Néanmoins, il y a quelque chose que l'UE devrait craindre : la misère au sein de ses frontières et les conséquences pernicieuses pour la politique et la société du continent.
Malheureusement, le continent reste divisé selon des lignes tribales. Allemands, Finlandais, Slovaques et Hollandais – entre autres – n’ont cure de la souffrance des Grecs. Leurs dirigeants politiques se soucient de leur circonscription, pas véritablement de l'Europe. L’aide à la Grèce est un sujet particulièrement sensible dans les pays où les partis d'extrême droite gagnent en importance ou les gouvernements de centre-droit font face à une opposition de gauche populaire.
Bien sûr, les politiciens européens ne sont pas aveugles à ce qui se passe en Grèce. Ils n’ont pas non plus été complètement passifs. Au début de la crise, les créanciers européens de la Grèce ont évité un allégement de la dette et ont exigé des taux d'intérêt punitifs sur les fonds de renflouement. Cependant, alors que la souffrance des Grecs s’intensifiait, les décideurs ont fait pression sur les banques du secteur privé et d'autres détenteurs d'obligations pour qu’ils annulent la plupart de leurs revendications. A chaque étape de la crise, ils se sont contentés de faire ce qu'ils pensaient que la politique nationale pouvait supporter – et évité d’en faire plus.
En particulier, les politiciens européens rechignent à prendre des mesures qui impliqueraient directement les contribuables. Le gouvernement grec a demandé à l'Europe d'échanger les dettes existantes avec de nouvelles créances afin de verrouiller des taux d'intérêt bas et des maturités longues. Il a également demandé que les paiements d'intérêts soient liés à la croissance économique. (De manière notable, il n’a pas demandé de baisses de la valeur nominale de sa dette).
Or, un allégement de la dette de ce genre vis-à-vis des gouvernements européens ou de la Banque centrale européenne a été maintenu hors de la table des négociations. Ces mesures exigeraient probablement un vote parlementaire dans les pays de l’ensemble de la zone euro, où de nombreux gouvernements font face à une opposition intense du public – peu importe le caractère évident du besoin.
Plutôt que d'affronter les obstacles politiques, les dirigeants européens se cachent derrière une montagne de rhétorique pieuse et absurde. Certains insistent que la Grèce doit aller au terme de son programme de paiement, quels que soient les conséquences humanitaires et économiques – sans mentionner le fait qu’aucun des gouvernements grecs précédents n’aient jamais réussi à respecter ses termes de paiements. D'autres prétendent se soucier des conséquences d'aléa moral de l'allégement de la dette, en dépit du fait que la dette du secteur privé du pays a déjà été radiée à l'insistance de l'UE, et qu'il y a des dizaines, sinon des centaines, de précédents de restructuration des dettes de souverains insolvables.
Il y a près d'un siècle, à la fin de la Première Guerre mondiale, John Maynard Keynes a offert un avertissement qui détient une grande pertinence aujourd'hui. Alors, comme aujourd'hui, les pays créanciers (principalement les États-Unis) exigeaient que les pays profondément endettés honorent leurs dettes. Keynes savait qu'une tragédie se préparait.
« Les peuples mécontents d'Europe voudront-ils arranger leur existence pour toute une génération, pour qu’une part appréciable de leur production quotidienne serve à assurer à l'étranger des paiements ? », demanda-t-il dans Les Conséquences économiques de la paix . « Bref, je ne pense pas qu'aucun des tributs  en question soient payés, ou tout au moins plus de quelques années. »
Plusieurs pays européens semblent désormais ne demander pas mieux que de forcer la Grèce dans un défaut pur et simple et de provoquer sa sortie de l'euro. Ils croient que les retombées peuvent être contenues  sans panique ni contagion. Cela est un vœu pieux typique chez les politiciens. En effet, il s’agit du type d’insouciance qui a conduit le secrétaire au Trésor américain, Hank Paulson, à laisser tomber Lehman Brothers en septembre 2008, ostensiblement pour donner une « leçon » au marché. Une leçon qui nous vaut d’être encore et toujours en train de tenter de sortir de la crise provoquée par l’erreur monumentale de Paulson.
De même, Keynes a regardé avec horreur comment les décideurs économiques ont gaffé à plusieurs reprises dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale, durant les bouleversements des années 1920 et au cours de la Grande Dépression des années 1930. En 1925,Keynes a critiqué  l'insouciance de ceux « qui sont assis dans le peloton de tête de la machine ». Il a fait valoir « qu'ils sont immensément imprudents dans leur insouciance, leur vague optimisme et leur croyance confortable qu’il ne se passe jamais vraiment rien de sérieux. Neuf fois sur dix, rien de vraiment grave ne se produit – juste un peu de détresse pour certains individus ou groupes. Mais nous courons un risque de la dixième fois… »
Aujourd'hui, les créanciers européens de la Grèce semblent prêts à abandonner leurs engagements solennels sur l'irrévocabilité de l'euro afin de ne pas céder sur la nécessité de récolter quelques miettes auprès des retraités du pays. S’ils devaient poursuivre leur exigence jusqu’au bout, obligeant la Grèce à sortir de la zone euro, le monde perdrait à jamais la confiance en la longévité de l'euro. Au minimum, les membres les plus faibles de la zone euro seraient soumis à des pressions croissantes. Dans le pire des cas, ils seront touchés par un nouveau cercle vicieux de panique et de fuite des déposants, faisant dérailler la reprise européenne naissante. Alors que la Russie teste la détermination de l'Europe à l'est, le moment du pari de l'Europe ne pouvait pas être pire.
Le gouvernement grec a raison de mettre des limites. Il a une responsabilité envers ses citoyens. Le véritable choix, après tout, n’est pas dans le camp de la Grèce, mais de l'Europe.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable, professeur de politique et gestion de la santé, et directeur de l'Institut de la Terre à l'Université Columbia, est également Conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les Objectifs du Millénaire pour le développement.
© Project Syndicate 1995–2015
 
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