Pour les libéraux du 19° siècle et leurs futurs acolytes, du fait de la concurrence, les bénéfices des individus sont liés à leur contribution à la société, leur "productivité marginale" dans le langage des économistes. Les capitalistes sont récompensés pour économiser plutôt que pour dépenser - pour leur abstinence, selon la formule de Nassau Senior, l'un de mes prédécesseurs à la chaire Drummond d'économie politique de l'université d'Oxford. Estimant que le revenu de chacun dépend des actifs qu'il détient, le capital humain et financier, les universitaires qui étudiaient les inégalités se sont intéressés aux déterminants de la distribution des actifs - particulièrement à leur transfert d'une génération à l'autre.
La seconde école prend pour point de départ le pouvoir, notamment celui d'exercer un contrôle monopolistique, ou sur le marché de l'emploi le pouvoir d'imposer son autorité sur les travailleurs. Les universitaires spécialisés dans ce domaine s'intéressent à l'origine du pouvoir, à la manière dont il se maintient et se renforce et aux autres facteurs qui peuvent fausser la concurrence. Les études sur l'exploitation qui résulte de l'asymétrie de l'information en sont un excellent exemple.
En Occident après la Deuxième Guerre mondiale, c'est l'école libérale qui dominait. Pourtant, avec l'accroissement des inégalités et les inquiétudes que cela suscitait, cette école qui considère les bénéfices en termes de productivité marginale éprouvait de plus en plus de difficulté à expliquer le fonctionnement de l'économie. Aussi aujourd'hui, la deuxième école a-t-elle le vent en poupe.
Il est difficile de concilier les énormes primes versées aux PDG des banques ayant conduit leur firme à la ruine et l'économie au bord de l'effondrement avec l'idée que le revenu des individus a quelque chose à voir avec leur contribution à la société. Si l'on se tourne vers le passé, l'oppression de groupes importants (les esclaves, les femmes et diverses minorités) montre de manière éclatante que les inégalités peuvent résulter de relations de pouvoir, et non de la productivité marginale.
Aujourd'hui l'activité économique de nombreux secteurs (les télécoms, la TV par câble, internet depuis les médias sociaux jusqu'aux moteurs de recherche, l'assurance maladie, le secteur pharmaceutique, l'agrobusiness et bien d'autres) paraît incompréhensible si on la considère sous l'angle de la concurrence équitable, car le type de concurrence qui y domine est oligopolistique. Il ne s'agit pas de la concurrence "pure" décrite dans les traités d'économie. Dans quelques secteurs les prix sont dictés, la taille des entreprises y est si petite qu'elles ne peuvent influer sur les prix. L'agriculture en est le meilleur exemple, l'intervention de l'Etat est massive dans ce secteur et ce ne sont pas les forces du marché qui décident en priorité des prix.
Le Conseil des conseillers économiques du président Obama sous la direction de Jason Furman a cherché à évaluer l'augmentation de la concentration dans les marchés et certaines de ses conséquences. Dans la plupart des secteurs, les indicateurs classiques montrent des accroissements importants, parfois même spectaculaires, de la concentration de l'activité et des bénéfices. Ainsi la part des 10 premières banques sur le marché des dépôts par exemple a fait un bond de 20% à 50% entre 1980 et 2010.
Une partie de l'accroissement du pouvoir des marchés tient aux changements technologiques et à l'évolution de la structure économique : le développement de l'économie en réseau et la croissance du secteur des services rendus localement. Une autre partie de cet accroissement tient à ce que les entreprises ont appris à établir des barrières à l'entrée sur le marché (Microsoft et les compagnies pharmaceutiques en sont une bonne illustration). Elles sont souvent aidées en cela par des forces politiques conservatrices qui déclarent que les marchés sont "naturellement" concurrentiels pour justifier une application laxiste de la législation anti-trust et le manque de volonté de limiter le pouvoir des marchés. Cela traduit en partie les excès de pouvoir et l'influence des marchés exercés par l'intermédiaire d'un processus politique : les grandes banques par exemple ont fait du lobbying auprès du Congrès pour qu'il amende ou abroge la législation qui sépare les banques de commerce des autres institutions financières.
Les chiffres traduisent cette réalité, avec des inégalités croissantes à tous les niveaux, non seulement entre les individus, mais également entre les entreprises. Le rapport du Conseil des conseillers économiques souligne qu'un nombre de plus en plus petit d'entreprises concentre une part croissante des bénéfices ; il indique que "le taux de retour sur investissement de la firme du 90° centile est 5 fois supérieur au taux médian. Ce rapport était proche de 2 il y a seulement 25 ans".
Joseph Schumpeter, l'un des plus grands économistes du 20° siècle, disait qu'il ne faut pas s'inquiéter du pouvoir des monopoles : ils ne sont que temporaires. La concurrence féroce pour mettre la main sur le marché remplace la concurrence au sein du marché, ce qui garantit la compétitivité des prix.
Mon travail théorique a montré il y a longtemps les erreurs de l'analyse de Schumpeter - ce que les résultats empiriques d'aujourd'hui confirment indubitablement. Les marchés se caractérisent par la persistance de bénéfices élevés pour les monopoles.
C'est lourd de conséquences. Nombre d'hypothèses sur l'économie de marché se basent sur l'acceptation du modèle concurrentiel, avec des bénéfices marginaux proportionnels à la contribution apportée à la société. Ce point de vue conduit à une question : si le marché est fondamentalement efficace et équitable, comment l'intervention de l'Etat, même le meilleur qui soit, pourrait-elle améliorer la situation ? Par contre, si le marché est basé sur l'exploitation, la justification du laissez-faire n'a plus sa place. Dans ce cas, la bataille contre les pouvoirs établis n'est pas seulement une bataille pour la démocratie, c'est aussi une bataille pour l'efficacité et le partage de la prospérité.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt.
La seconde école prend pour point de départ le pouvoir, notamment celui d'exercer un contrôle monopolistique, ou sur le marché de l'emploi le pouvoir d'imposer son autorité sur les travailleurs. Les universitaires spécialisés dans ce domaine s'intéressent à l'origine du pouvoir, à la manière dont il se maintient et se renforce et aux autres facteurs qui peuvent fausser la concurrence. Les études sur l'exploitation qui résulte de l'asymétrie de l'information en sont un excellent exemple.
En Occident après la Deuxième Guerre mondiale, c'est l'école libérale qui dominait. Pourtant, avec l'accroissement des inégalités et les inquiétudes que cela suscitait, cette école qui considère les bénéfices en termes de productivité marginale éprouvait de plus en plus de difficulté à expliquer le fonctionnement de l'économie. Aussi aujourd'hui, la deuxième école a-t-elle le vent en poupe.
Il est difficile de concilier les énormes primes versées aux PDG des banques ayant conduit leur firme à la ruine et l'économie au bord de l'effondrement avec l'idée que le revenu des individus a quelque chose à voir avec leur contribution à la société. Si l'on se tourne vers le passé, l'oppression de groupes importants (les esclaves, les femmes et diverses minorités) montre de manière éclatante que les inégalités peuvent résulter de relations de pouvoir, et non de la productivité marginale.
Aujourd'hui l'activité économique de nombreux secteurs (les télécoms, la TV par câble, internet depuis les médias sociaux jusqu'aux moteurs de recherche, l'assurance maladie, le secteur pharmaceutique, l'agrobusiness et bien d'autres) paraît incompréhensible si on la considère sous l'angle de la concurrence équitable, car le type de concurrence qui y domine est oligopolistique. Il ne s'agit pas de la concurrence "pure" décrite dans les traités d'économie. Dans quelques secteurs les prix sont dictés, la taille des entreprises y est si petite qu'elles ne peuvent influer sur les prix. L'agriculture en est le meilleur exemple, l'intervention de l'Etat est massive dans ce secteur et ce ne sont pas les forces du marché qui décident en priorité des prix.
Le Conseil des conseillers économiques du président Obama sous la direction de Jason Furman a cherché à évaluer l'augmentation de la concentration dans les marchés et certaines de ses conséquences. Dans la plupart des secteurs, les indicateurs classiques montrent des accroissements importants, parfois même spectaculaires, de la concentration de l'activité et des bénéfices. Ainsi la part des 10 premières banques sur le marché des dépôts par exemple a fait un bond de 20% à 50% entre 1980 et 2010.
Une partie de l'accroissement du pouvoir des marchés tient aux changements technologiques et à l'évolution de la structure économique : le développement de l'économie en réseau et la croissance du secteur des services rendus localement. Une autre partie de cet accroissement tient à ce que les entreprises ont appris à établir des barrières à l'entrée sur le marché (Microsoft et les compagnies pharmaceutiques en sont une bonne illustration). Elles sont souvent aidées en cela par des forces politiques conservatrices qui déclarent que les marchés sont "naturellement" concurrentiels pour justifier une application laxiste de la législation anti-trust et le manque de volonté de limiter le pouvoir des marchés. Cela traduit en partie les excès de pouvoir et l'influence des marchés exercés par l'intermédiaire d'un processus politique : les grandes banques par exemple ont fait du lobbying auprès du Congrès pour qu'il amende ou abroge la législation qui sépare les banques de commerce des autres institutions financières.
Les chiffres traduisent cette réalité, avec des inégalités croissantes à tous les niveaux, non seulement entre les individus, mais également entre les entreprises. Le rapport du Conseil des conseillers économiques souligne qu'un nombre de plus en plus petit d'entreprises concentre une part croissante des bénéfices ; il indique que "le taux de retour sur investissement de la firme du 90° centile est 5 fois supérieur au taux médian. Ce rapport était proche de 2 il y a seulement 25 ans".
Joseph Schumpeter, l'un des plus grands économistes du 20° siècle, disait qu'il ne faut pas s'inquiéter du pouvoir des monopoles : ils ne sont que temporaires. La concurrence féroce pour mettre la main sur le marché remplace la concurrence au sein du marché, ce qui garantit la compétitivité des prix.
Mon travail théorique a montré il y a longtemps les erreurs de l'analyse de Schumpeter - ce que les résultats empiriques d'aujourd'hui confirment indubitablement. Les marchés se caractérisent par la persistance de bénéfices élevés pour les monopoles.
C'est lourd de conséquences. Nombre d'hypothèses sur l'économie de marché se basent sur l'acceptation du modèle concurrentiel, avec des bénéfices marginaux proportionnels à la contribution apportée à la société. Ce point de vue conduit à une question : si le marché est fondamentalement efficace et équitable, comment l'intervention de l'Etat, même le meilleur qui soit, pourrait-elle améliorer la situation ? Par contre, si le marché est basé sur l'exploitation, la justification du laissez-faire n'a plus sa place. Dans ce cas, la bataille contre les pouvoirs établis n'est pas seulement une bataille pour la démocratie, c'est aussi une bataille pour l'efficacité et le partage de la prospérité.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt.