La vérité sur l’économie Trump

Mardi 21 Janvier 2020

À l’heure du rassemblement annuel des élites mondiales de l’univers des affaires à Davos, une question simple se pose : leur engouement pour le président américain Donald Trump est-il toujours d’actualité ?


Il y a deux ans, rares étaient les dirigeants d’entreprise à se montrer préoccupés par le changement climatique, ou contrariés par l’intolérance et la misogynie de Trump. La plupart saluaient au contraire les baisses d’impôts décidées par le président en faveur des milliardaires et des grandes entreprises, et attendaient avec impatience de voir se déployer ses efforts de déréglementation de l’économie. Ainsi les entreprises pollueraient-elles encore davantage l’atmosphère, des Américains toujours plus nombreux se retrouveraient accros aux opiacés, les enfants continueraient de consommer des aliments diabétogènes, de même que se poursuivraient les manœuvres financières du type de celles à l’origine de la crise de 2008.

Aujourd’hui, de nombreux chefs d’entreprise parlent encore de poursuite de la croissance du PIB, et de cours boursiers record. Or, ni le PIB, ni le Dow Jones ne constituent une mesure judicieuse de la performance économique. Aucun des deux ne retranscrit l’état du niveau de vie des citoyens ordinaires, ni quelque évolution que ce soit s’agissant de la durabilité. En réalité, la performance économique des États-Unis constitue le principal élément à charge contre le recours à ces indicateurs.

Pour obtenir une bonne lecture de la santé économique d’un pays, il faut commencer par observer l’état de santé tout court de ses citoyens. Une population heureuse et prospère vit plus longtemps en bonne santé. Or, sur ce plan, l’Amérique se situe en bas de tableau parmi les pays développés. L’espérance de vie américaine, déjà relativement faible, a diminué lors de chacune des deux premières années de la présidence Trump. En 2017, la mortalité en milieu de vie atteignait son plus haut niveau depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas une surprise, dans la mesure où aucun président n’a jamais œuvré aussi activement pour priver d’assurance santé un maximum d’Américains. Plusieurs millions d’entre eux ont perdu leur couverture maladie, et le taux de non assurés a augmenté pour passer de 10,9 % à 13,7 %  en seulement deux ans.

L’une des raisons du déclin de l’espérance de vie aux États-Unis réside dans ce que Anne Case et le lauréat du prix Nobel d’économie Angus Deaton  appellent les morts du désespoir, provoquées par l’alcool, les overdoses de médicaments, et les suicides. En 2017 (année la plus récente pour laquelle des données satisfaisantes existent), le nombre de décès de ce type s’élevait à environ quatre fois le niveau de 1999.

En dehors des périodes de guerre et d’épidémie, j’ai observé une seule fois un tel effondrement de la santé d’une population, lorsque j’étais économiste en chef de la Banque mondiale, et que j’ai découvert que les données de mortalité et de morbidité confirmaient ce que nos indicateurs économiques suggéraient quant à la situation désastreuse de l’économie russe post-soviétique.
Trump est peut-être un bon président pour le top 1 % – et surtout pour le top 0,1 % – mais certainement pas pour les autres citoyens américains. Si elle est pleinement appliquée, la baisse d’impôts de 2017 entraînera en effet des augmentations d’impôts pour la plupart des ménages des deuxième, troisième et quatrième quintiles de revenus.

Dans la mesure où les baisses d’impôts bénéficient de manière disproportionnée aux ultrariches et aux grandes sociétés, il n’est pas surprenant qu’aucun changement significatif  n’ait été observé dans les revenus disponibles médians des ménages américains entre 2017 et 2018 (ici encore, la période récente la plus significative en termes de données). La part du lion dans l’augmentation du PIB revient également au plus haut de la pyramide. Les revenus hebdomadaires  réels médians se situent seulement 2,6 % au-dessus de leur niveau au moment de l’arrivée au pouvoir de Trump. Par ailleurs, ces augmentations n’ont pas compensé les longues périodes de stagnation des salaires. Le salaire médian d’un travailleur homme à plein temps (ces travailleurs étant les plus chanceux) se situe par exemple encore 3 % en dessous du niveau observé il y a 40 ans. De même, peu de progrès s’observent dans la réduction des disparités raciales : au troisième trimestre 2019, les revenus hebdomadaires médians des hommes noirs travaillant à temps plein représentaient moins de trois quarts  de ceux des hommes blancs.

Les chiffres sont d’autant plus mauvais que la croissance observée n’est pas durable sur le plan environnemental, et encore moins après les déréglementations massives opérées par l’administration Trump, contre des normes qui satisfaisaient pourtant à des analyses coûts-avantages très strictes. L’air est voué à devenir encore moins respirable, l’eau moins potable, et la planète plus sujette encore au changement climatique. De fait, les pertes liées au changement climatique ont déjà atteint de nouveaux sommets aux États-Unis, qui ont subi des dommages matériels plus que tout autre pays, à hauteur d’environ 1,5 % du PIB  en 2017.

Les baisses d’impôts étaient censées favoriser une nouvelle vague d’investissements. Au-lieu de cela, elles ont engendré une frénésie record de rachats d’actions  – pour près de 800 milliards $ en 2018 – par les sociétés les plus rentables d’Amérique, tout en entraînant des déficits inédits en temps de paix  (environ 1 000 milliards $ pour l’exercice 2019), dans un pays prétendument proche du plein emploi. En présence d’un investissement faible, les États-Unis ont pourtant emprunté massivement à l’étranger, les données les plus récentes indiquant des emprunts à l’étranger à hauteur d’environ 500 milliards $ par an, avec une augmentation de plus de 10 % de la position d’endettement net de l’Amérique en l’espace d’un an seulement.

Furieuses et bruyantes, les guerres commerciales menées par Trump n’ont pas arrangé le déficit commercial des États-Unis, qui était en 2018 supérieur de 25 % à celui de 2016. Le déficit 2018 au titres des échanges de biens est le plus élevé  dans l’histoire du pays. Le déficit commercial vis-à-vis de la Chine était lui-même supérieur de près d’un quart  à celui de 2016. Et si les États-Unis sont parvenus à conclure un nouvel accord commercial nord-américain, ils n’ont obtenu ni les dispositions d’investissement que souhaitait la Business Roundtable, ni les dispositions de hausse des prix de médicaments que défendaient les sociétés pharmaceutiques, ni une amélioration des conditions liées au travail et à l’environnement. Maître autoproclamé dans l’art du deal, Trump a perdu sur presque tous les fronts dans ses négociations avec les Démocrates du Congrès, ce qui a permis une légère amélioration de l’accord commercial.

De même, malgré les promesses de Trump visant à rapatrier aux États-Unis les emplois manufacturiers, l’augmentation de l’emploi manufacturier est encore aujourd’hui inférieure à celle observée sous son prédécesseur Barack Obama une fois la reprise post-2008 installée, et demeure nettement en dessous de son niveau d’avant-crise. Le taux d’emploi pour les hommes et femmes en âge de travailler, certes en augmentation, a moins augmenté que pendant la reprise Obama, et reste significativement inférieur  à celui des autres pays développés. La vitesse à laquelle se créent des emplois est également bien moindre que sous l’ère Obama.

À nouveau, rien de surprenant dans ce faible taux d’emploi, notamment parce que des citoyens en mauvaise santé ne sont pas en mesure de travailler. Par ailleurs, les personnes handicapées, les détenus – le taux d’incarcération  aux États-Unis ayant été multiplié par plus de six depuis 1970, avec près de deux millions de personnes  actuellement derrière les barreaux – ou encore les Américains si découragés qu’ils renoncent à chercher activement un emploi, ne sont pas comptabilisés dans la catégorie « sans emploi ». Or, ils ne travaillent évidemment pas. Dans un pays qui n’offre ni garde d’enfants abordable, ni congé parental garanti, pas étonnant non plus que le taux d’emploi des femmes, ajusté à la population, soit inférieur de plus de dix points de pourcentage à celui des autres pays développés.

Même si l’on observe uniquement le PIB, l’économie Trump n’est pas à la hauteur. L’an dernier, la croissance s’élevait à seulement 2,1 %, bien loin des 4 %, 5 % voire 6 % promis  par Trump, et en dessous même de la moyenne de 2,4 % enregistrée pendant le second mandat Obama. C’est une performance incroyablement faible si l’on considère la relance offerte par le déficit de 1 000 milliards $ et les taux d’intérêt extrêmement bas. Or, ce n’est ni un accident, ni une question de malchance : incertitude, volatilité et faux-fuyants constitue la marque de fabrique de Trump, là où confiance, stabilité et prévisibilité sont essentielles à la croissance – sans oublier l’égalité, si l’on en croit le Fonds monétaire international.

En somme, si Trump mérite à l’évidence ses mauvaises notes sur des questions essentielles telles que la défense de la démocratie et la préservation de la planète, ses notes sont également celles d’un cancre dans le domaine de l’économie.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie et professeur à l’Université de Columbia, est économiste en chef au Roosevelt Institute. Il est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé People, Power, and Profits: Progressive Capitalism for an Age of Discontent .
© Project Syndicate 1995–2020
 
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