Cette faible croissance semble paradoxale, compte tenu des progrès rapides réalisés dans le domaine de l'informatique et de l'intelligence artificielle. Comme le soulignent Erik Brynjolfsson , Daniel Rock et Chad Syverson, "Nous voyons partout les nouvelles technologies, sauf dans les statistiques de productivité". La pandémie de COVID-19 pourrait résoudre ce paradoxe si elle conduit les entreprises à utiliser davantage les robots et les autres innovations permettant d'économiser de la main-d'œuvre – ce qui stimulerait la croissance de la productivité.
Une étude récente dont je suis co-auteur montre que la pandémie incite les entreprises des pays riches à investir davantage dans les robots et à réduire leur dépendance vis-à-vis des chaînes d'approvisionnement mondiales. Cela s'explique par le fait que la pandémie a modifié les coûts relatifs de ces deux modèles de production. Les chaînes d'approvisionnement mondiales sont plus coûteuses et plus incertaines, tandis que de nombreuses entreprises prévoient de nouvelles perturbations de la production liées à un confinement. Parallèlement, la baisse des taux d'intérêt diminue le coût du crédit, ce qui diminue le coût d'un robot par rapport à celui d'un travailleur.
On peut donc s'attendre à ce que les entreprises des pays développés relocalisent leur production (celle réalisée en Chine par exemple) et investissent dans des robots allemands ou américains. Nous estimons que l'augmentation de l'incertitude due à la pandémie pourrait réduire de 35 % l'activité des chaînes d'approvisionnement mondiales. Associée à la baisse des taux d'intérêt, cette réduction pourrait se traduire par une hausse de 76 % du recours aux robots par les pays riches (bien que là aussi, l'augmentation de l'incertitude risque de décourager les investissements).
L'utilisation de plus en plus fréquente des robots plutôt que le recours aux chaînes d'approvisionnement externes va-t-elle se traduire par une augmentation de la croissance de la productivité dans les pays avancés ? Pour répondre à cette question, il faut répondre au préalable à une autre question : les robots génèrent-t-ils des gains de productivité plus importants que les travailleurs dans les pays où les entreprises délocalisent ? Heureusement, nous disposons de preuves empiriques qui pourraient nous permettre de répondre.
La délocalisation de la production des entreprises des pays développés vers la Chine ou l'Europe de l'Est a augmenté leur productivité, car les salaires y étaient beaucoup plus bas. Par exemple, le recours aux travailleurs d'Europe de l'Est plutôt qu'aux travailleurs allemands par les entreprises allemandes dans certaines parties de leurs chaînes d'approvisionnement s'est traduit par des gains de productivité qui ont contribué à rendre l'Allemagne "super-compétitive".
L'estimation des gains de productivité dus aux robots est beaucoup plus délicate, car elle dépend de la stratégie des entreprises. Utilisent-elles les robots simplement pour remplacer des travailleurs, ou réorganisent-elles la production afin d'exploiter le potentiel de l'intelligence artificielle (IA) ? Dans ce dernier cas, l'introduction de l'IA peut créer des emplois entièrement nouveaux qui favorisent une croissance rapide de la productivité.
Or des travaux récents de Daron Acemoglu et Pascual Restrepo suggèrent que les entreprises américaines utilisent avant tout les robots pour automatiser des tâches précédemment réalisées par les travailleurs - ce qui n'entraîne pas de créations d'emplois. Ils ont constaté qu'entre 1947 et 1987, les travailleurs licenciés du fait de l'automatisation étaient réintégrés dans de nouveaux emplois créés par de nouvelles technologies. Cependant, au cours des trois dernières décennies le nombre de licenciements a largement dépassé celui des créations d'emplois. En conséquence, la part du travail dans le PIB américain (la part des revenus qui revient aux travailleurs) baisse depuis le milieu des années 1980. La focalisation des entreprises sur l'automatisation peut expliquer pourquoi, malgré la révolution de l'intelligence artificielle, la croissance de la productivité est si anémique depuis quelques années.
Par ailleurs, des recherches sur l'innovation technologique suggèrent qu'il y a un décalage important entre une invention et sa mise en œuvre, décalage d'autant plus long que la nouvelle technologie est susceptible d'entraîner des restructurations. Pour tirer pleinement parti d'une nouvelle technologie, il faut souvent procéder à des réaménagements supplémentaires qui prennent beaucoup de temps - comme des changements organisationnels.
La pandémie ne conduira donc peut-être pas de si tôt à une amélioration de la productivité, ce qui n'est pas sans conséquence pour l'avenir du commerce mondial. Durant la période d'hyper-mondialisation, entre 1990 et 2008, les chaînes d'approvisionnement mondiales comptaient pour 60 à 70 % de la croissance du commerce mondial, parce que les entreprises des pays riches avaient délocalisé leur production en Europe de l'Est et en Chine à cause d'une main-d'œuvre moins chère. Elles ont ensuite importé les intrants fabriqués dans ces régions vers leur marché intérieur, ce qui a stimulé la croissance du commerce des biens intermédiaires.
A moins que la croissance de la productivité ne s'accélère dans les pays avancés, la perturbation des chaînes d'approvisionnement et les relocalisations vont probablement freiner le commerce mondial. Si l'adoption de robots augmente la productivité des entreprises des pays riches, ces dernières deviendront plus compétitives et produiront davantage. Elles importeront alors davantage d'intrants intermédiaires des pays en développement.
Des économistes de la Banque mondiale, Erhan Artuc, Paulo Bastos et Bob Rijkers, avancent des arguments en ce sens dans un article publié en 2018, plutôt optimiste pour l'avenir du commerce mondial. Néanmoins, selon une autre étude, l'adoption de robots aux USA a conduit des entreprises à retirer leurs chaînes d'approvisionnement du Mexique, supprimant ainsi des emplois.
La pandémie de COVID-19 a un impact important, brutal et mesurable sur l'économie mondiale et les modèles d'entreprises. Mais ses effets sur la croissance de la productivité, potentiellement très importants, seront plus longs à évaluer.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Dalia Marin est professeur d'économie internationale à l'École de gestion de l'Université technique de Munich et chargée de recherche au Centre de recherche en politique économique.
© Project Syndicate 1995–2021
Une étude récente dont je suis co-auteur montre que la pandémie incite les entreprises des pays riches à investir davantage dans les robots et à réduire leur dépendance vis-à-vis des chaînes d'approvisionnement mondiales. Cela s'explique par le fait que la pandémie a modifié les coûts relatifs de ces deux modèles de production. Les chaînes d'approvisionnement mondiales sont plus coûteuses et plus incertaines, tandis que de nombreuses entreprises prévoient de nouvelles perturbations de la production liées à un confinement. Parallèlement, la baisse des taux d'intérêt diminue le coût du crédit, ce qui diminue le coût d'un robot par rapport à celui d'un travailleur.
On peut donc s'attendre à ce que les entreprises des pays développés relocalisent leur production (celle réalisée en Chine par exemple) et investissent dans des robots allemands ou américains. Nous estimons que l'augmentation de l'incertitude due à la pandémie pourrait réduire de 35 % l'activité des chaînes d'approvisionnement mondiales. Associée à la baisse des taux d'intérêt, cette réduction pourrait se traduire par une hausse de 76 % du recours aux robots par les pays riches (bien que là aussi, l'augmentation de l'incertitude risque de décourager les investissements).
L'utilisation de plus en plus fréquente des robots plutôt que le recours aux chaînes d'approvisionnement externes va-t-elle se traduire par une augmentation de la croissance de la productivité dans les pays avancés ? Pour répondre à cette question, il faut répondre au préalable à une autre question : les robots génèrent-t-ils des gains de productivité plus importants que les travailleurs dans les pays où les entreprises délocalisent ? Heureusement, nous disposons de preuves empiriques qui pourraient nous permettre de répondre.
La délocalisation de la production des entreprises des pays développés vers la Chine ou l'Europe de l'Est a augmenté leur productivité, car les salaires y étaient beaucoup plus bas. Par exemple, le recours aux travailleurs d'Europe de l'Est plutôt qu'aux travailleurs allemands par les entreprises allemandes dans certaines parties de leurs chaînes d'approvisionnement s'est traduit par des gains de productivité qui ont contribué à rendre l'Allemagne "super-compétitive".
L'estimation des gains de productivité dus aux robots est beaucoup plus délicate, car elle dépend de la stratégie des entreprises. Utilisent-elles les robots simplement pour remplacer des travailleurs, ou réorganisent-elles la production afin d'exploiter le potentiel de l'intelligence artificielle (IA) ? Dans ce dernier cas, l'introduction de l'IA peut créer des emplois entièrement nouveaux qui favorisent une croissance rapide de la productivité.
Or des travaux récents de Daron Acemoglu et Pascual Restrepo suggèrent que les entreprises américaines utilisent avant tout les robots pour automatiser des tâches précédemment réalisées par les travailleurs - ce qui n'entraîne pas de créations d'emplois. Ils ont constaté qu'entre 1947 et 1987, les travailleurs licenciés du fait de l'automatisation étaient réintégrés dans de nouveaux emplois créés par de nouvelles technologies. Cependant, au cours des trois dernières décennies le nombre de licenciements a largement dépassé celui des créations d'emplois. En conséquence, la part du travail dans le PIB américain (la part des revenus qui revient aux travailleurs) baisse depuis le milieu des années 1980. La focalisation des entreprises sur l'automatisation peut expliquer pourquoi, malgré la révolution de l'intelligence artificielle, la croissance de la productivité est si anémique depuis quelques années.
Par ailleurs, des recherches sur l'innovation technologique suggèrent qu'il y a un décalage important entre une invention et sa mise en œuvre, décalage d'autant plus long que la nouvelle technologie est susceptible d'entraîner des restructurations. Pour tirer pleinement parti d'une nouvelle technologie, il faut souvent procéder à des réaménagements supplémentaires qui prennent beaucoup de temps - comme des changements organisationnels.
La pandémie ne conduira donc peut-être pas de si tôt à une amélioration de la productivité, ce qui n'est pas sans conséquence pour l'avenir du commerce mondial. Durant la période d'hyper-mondialisation, entre 1990 et 2008, les chaînes d'approvisionnement mondiales comptaient pour 60 à 70 % de la croissance du commerce mondial, parce que les entreprises des pays riches avaient délocalisé leur production en Europe de l'Est et en Chine à cause d'une main-d'œuvre moins chère. Elles ont ensuite importé les intrants fabriqués dans ces régions vers leur marché intérieur, ce qui a stimulé la croissance du commerce des biens intermédiaires.
A moins que la croissance de la productivité ne s'accélère dans les pays avancés, la perturbation des chaînes d'approvisionnement et les relocalisations vont probablement freiner le commerce mondial. Si l'adoption de robots augmente la productivité des entreprises des pays riches, ces dernières deviendront plus compétitives et produiront davantage. Elles importeront alors davantage d'intrants intermédiaires des pays en développement.
Des économistes de la Banque mondiale, Erhan Artuc, Paulo Bastos et Bob Rijkers, avancent des arguments en ce sens dans un article publié en 2018, plutôt optimiste pour l'avenir du commerce mondial. Néanmoins, selon une autre étude, l'adoption de robots aux USA a conduit des entreprises à retirer leurs chaînes d'approvisionnement du Mexique, supprimant ainsi des emplois.
La pandémie de COVID-19 a un impact important, brutal et mesurable sur l'économie mondiale et les modèles d'entreprises. Mais ses effets sur la croissance de la productivité, potentiellement très importants, seront plus longs à évaluer.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Dalia Marin est professeur d'économie internationale à l'École de gestion de l'Université technique de Munich et chargée de recherche au Centre de recherche en politique économique.
© Project Syndicate 1995–2021