Bien sûr, la tâche qui attend les Européens est impressionnante. Même la lecture des documents qui viennent d’être rendus publics l’est : une débauche au premier abord de plans, de concertations, de cadres réglementaires, de lois, de budgets et de diplomatie, un grand nombre de sujets impliqués et connexes, qui vont de l’énergie aux transports, de l’alimentation à l’industrie.
Ses détracteurs vont moquer la bureaucratie européenne. Mais c’est une bureaucratie au meilleur sens wébérien du terme : elle est rationnelle.
Les objectifs de développement durable sont énoncés clairement, les cibles sont définies en fonction d’objectifs soumis à un échéancier, et les programmes et procédures sont adaptés aux cibles.
Globalement, l’ambition affichée est de parvenir à la « neutralité carbone » (une émission nette nulle de gaz à effets de serre) d’ici 2050, de mettre en place une économie circulaire qui mette un terme à la pollution destructrice due aux plastiques et autres dérivés pétrochimiques, aux pesticides et aux déchets toxiques, d’instaurer un système alimentaire « de la ferme à la table », qui ne tue pas les gens en leur faisant manger des produits trop transformés par l’industrie, ni ne tue la terre avec des pratiques agricoles non durables.
Et la Commission européenne comprend que la méthode pour y parvenir doit s’appuyer sur les citoyens eux-mêmes. À nouveau, les détracteurs vont considérer les annonces de consultations publiques comme de l’esbroufe pour songe-creux. Mais allez parler de bavardages inutiles au président français Emmanuel Macron, confronté pendant plus d’un an à des manifestations tournant à l’émeute, ou au président chilien Sebastián Piñera, dont le pays s’est soudain soulevé, cet automne, après une légère hausse du prix des tickets de métro.
Macron et Piñera sont tous deux convaincus de la nécessité du changement écologique. Tous deux se sont engagés à la neutralité carbone de leurs pays d’ici 2050. Et tous deux cherchent désespérément comment organiser ou structurer une consultation publique, mais après coup. Les adeptes américains du néolibéralisme vont à nouveau se gausser, et affirmer que le « marché » saura comment remédier au changement climatique. Mais il n’est qu’à regarder les États-Unis d’aujourd’hui.
Si le néolibéralisme traite la planète comme il a traité les infrastructures américaines, nous avons tous du souci à nous faire. Débarquer dans un aéroport aux États-Unis, c’est devoir supporter des ascenseurs, des escaliers roulants, des navettes en panne, des taxis qui n’arrivent pas, des liaisons ferroviaires qui n’existent pas, des autoroutes, dont les files sont en trop mauvais état pour qu’on puisse y circuler, remplacées par des déviations.
La raison de ces dysfonctionnements est simple : la corruption. Chaque cycle électoral américain coûte aujourd’hui 8 milliards de dollars, si ce n’est plus, et le financement en est assuré par les milliardaires, par les grandes compagnies pétrolières, le complexe militaro-industriel, le lobby de l’industrie des soins de santé et par des groupes d’intérêts résolus à faire baisser les impôts et à protéger coûte que coûte le statu quo.
Les solutions apportées par le marché sont une farce lorsque la politique est soumise à toutes les influences qui en émanent, comme c’est le cas aux États-Unis. Le pacte vert européen montre un gouvernement tel qu’il devrait être et non un gouvernement subordonné aux intérêts des entreprises.
Le Green Deal européen apporte en fait la démonstration du succès de la social-démocratie européenne (dans son acception opérationnelle et non étroitement partisane).
Une économie mixte, qui combine marchés, puissance réglementaire de l’État, secteur public et société civile, poursuivra une stratégie mixte : des objectifs publics, des investissements publics dans les infrastructures, des investissements privés dans la transformation industrielle, des missions de recherche et développement fondées sur des partenariats public-privé et une population informée.
En fait, c’est une politique industrielle à son niveau le plus sophistiqué. (J’ai récemment indiqué, dans ces grandes lignes, ce que serait, pour les États-Unis, une stratégie de Green New Deal social-démocrate.)
Nous avons des raisons d’être optimistes. Le point le plus important, c’est que les technologies avancées, qui permettront de créer une économie avancée décarbonée, économe en ressources et donc écologiquement durable, existent, au stade commercial ou précommercial.
En combinant l’énergie renouvelable, les technologies numériques, les matériaux de pointe et l’économie collaborative dans les transports ou dans d’autres infrastructures, nous pouvons décarboner le système énergétique, passer à une économie circulaire et réduire drastiquement les flux de ressources primaires.
Mais il faut pour cela relever trois grands défis. Le premier est de surmonter les intérêts qui cherchent à maintenir le statu quo. Les grandes compagnies pétrolières devront absorber les pertes, mais les travailleurs du secteur et les régions minières devraient recevoir des compensations, sous forme d’aides au revenu, de reconversion par la formation et d’autres aides publiques. Le plan européen revendique avec raison une « transition juste ».
Le deuxième défi est celui du financement. L’Europe, comme bien entendu les autres régions du monde, devra réorienter une part relativement peu importante de sa production, de 1 % à 2 %, vers l’économie verte, pour ce qui concerne notamment les nouvelles infrastructures, les marchés publics, la recherche et le développement, le renouvellement des équipements industriels, etc.
Le financement proviendra du secteur privé, mais aussi des budgets publics. L’Europe doit tenir tête aux idéologues qui s’opposent à une augmentation des dépenses de l’UE. Les faits devront être pris en compte.
Le dernier grand défi est diplomatique. L’Europe représente environ 9,1 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone, quand la part de la Chine s’élève à 30 % et celle des États-Unis à 14 %.
Même si l’Europe parvient à mettre en place son pacte vert dans sa totalité, ce sera peine perdue si les autres régions du monde ne la rejoignent pas dans sa lutte. Les dirigeants européens considèrent donc à juste titre que la diplomatie est fondamentale dans la réussite du pacte vert.
Prenons l’exemple de la Chine. Après des décennies de croissance rapide, qui ont éliminé la pauvreté de masse, la Chine est devenue le premier émetteur mondial de CO2 (quoique ses rejets par habitant demeurent deux fois moindres que ceux des États-Unis).
La Chine, à elle seule, déterminera l’avenir du climat mondial. D’une part, les dirigeants chinois savent que leur pays est extrêmement vulnérable au changement climatique et court le risque d’un isolement diplomatique s’il ne fait pas assez d’efforts pour décarboner ; d’autre part, ils doivent affronter les dangers de la malencontreuse guerre froide lancée par l’Amérique.
Les tenants de la ligne dure au sein du gouvernement et les lobbies chinois du charbon résistent, face aux pressions exercées par les États-Unis, à la décarbonation, surtout depuis que Trump la rejette lui-même.
La diplomatie européenne peut faire la différence si elle refuse de souscrire aux mesures insidieuses de l’Amérique pour entraver la Chine et propose au contraire à cette dernière un partenariat positif et sans ambiguïté : travailler ensemble à la mise en place d’infrastructures, d’un développement et d’une technologie durables en Eurasie, dans le cadre d’un Green Deal chinois comparable à celui de l’Europe.
Un tel partenariat serait d’un bénéfice immense pour l’Europe, la Chine, et la douzaine de pays eurasiens qui les séparent, sans parler du monde dans son ensemble. L’Europe a fait un pas historique avec son plan ambitieux, mobilisateur et réalisable. Le Green Deal est un puissant signal d’espoir dans un monde d’incertitudes et d’instabilité.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable et de politiques de santé publique à l’université Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de Columbia et du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2019
Ses détracteurs vont moquer la bureaucratie européenne. Mais c’est une bureaucratie au meilleur sens wébérien du terme : elle est rationnelle.
Les objectifs de développement durable sont énoncés clairement, les cibles sont définies en fonction d’objectifs soumis à un échéancier, et les programmes et procédures sont adaptés aux cibles.
Globalement, l’ambition affichée est de parvenir à la « neutralité carbone » (une émission nette nulle de gaz à effets de serre) d’ici 2050, de mettre en place une économie circulaire qui mette un terme à la pollution destructrice due aux plastiques et autres dérivés pétrochimiques, aux pesticides et aux déchets toxiques, d’instaurer un système alimentaire « de la ferme à la table », qui ne tue pas les gens en leur faisant manger des produits trop transformés par l’industrie, ni ne tue la terre avec des pratiques agricoles non durables.
Et la Commission européenne comprend que la méthode pour y parvenir doit s’appuyer sur les citoyens eux-mêmes. À nouveau, les détracteurs vont considérer les annonces de consultations publiques comme de l’esbroufe pour songe-creux. Mais allez parler de bavardages inutiles au président français Emmanuel Macron, confronté pendant plus d’un an à des manifestations tournant à l’émeute, ou au président chilien Sebastián Piñera, dont le pays s’est soudain soulevé, cet automne, après une légère hausse du prix des tickets de métro.
Macron et Piñera sont tous deux convaincus de la nécessité du changement écologique. Tous deux se sont engagés à la neutralité carbone de leurs pays d’ici 2050. Et tous deux cherchent désespérément comment organiser ou structurer une consultation publique, mais après coup. Les adeptes américains du néolibéralisme vont à nouveau se gausser, et affirmer que le « marché » saura comment remédier au changement climatique. Mais il n’est qu’à regarder les États-Unis d’aujourd’hui.
Si le néolibéralisme traite la planète comme il a traité les infrastructures américaines, nous avons tous du souci à nous faire. Débarquer dans un aéroport aux États-Unis, c’est devoir supporter des ascenseurs, des escaliers roulants, des navettes en panne, des taxis qui n’arrivent pas, des liaisons ferroviaires qui n’existent pas, des autoroutes, dont les files sont en trop mauvais état pour qu’on puisse y circuler, remplacées par des déviations.
La raison de ces dysfonctionnements est simple : la corruption. Chaque cycle électoral américain coûte aujourd’hui 8 milliards de dollars, si ce n’est plus, et le financement en est assuré par les milliardaires, par les grandes compagnies pétrolières, le complexe militaro-industriel, le lobby de l’industrie des soins de santé et par des groupes d’intérêts résolus à faire baisser les impôts et à protéger coûte que coûte le statu quo.
Les solutions apportées par le marché sont une farce lorsque la politique est soumise à toutes les influences qui en émanent, comme c’est le cas aux États-Unis. Le pacte vert européen montre un gouvernement tel qu’il devrait être et non un gouvernement subordonné aux intérêts des entreprises.
Le Green Deal européen apporte en fait la démonstration du succès de la social-démocratie européenne (dans son acception opérationnelle et non étroitement partisane).
Une économie mixte, qui combine marchés, puissance réglementaire de l’État, secteur public et société civile, poursuivra une stratégie mixte : des objectifs publics, des investissements publics dans les infrastructures, des investissements privés dans la transformation industrielle, des missions de recherche et développement fondées sur des partenariats public-privé et une population informée.
En fait, c’est une politique industrielle à son niveau le plus sophistiqué. (J’ai récemment indiqué, dans ces grandes lignes, ce que serait, pour les États-Unis, une stratégie de Green New Deal social-démocrate.)
Nous avons des raisons d’être optimistes. Le point le plus important, c’est que les technologies avancées, qui permettront de créer une économie avancée décarbonée, économe en ressources et donc écologiquement durable, existent, au stade commercial ou précommercial.
En combinant l’énergie renouvelable, les technologies numériques, les matériaux de pointe et l’économie collaborative dans les transports ou dans d’autres infrastructures, nous pouvons décarboner le système énergétique, passer à une économie circulaire et réduire drastiquement les flux de ressources primaires.
Mais il faut pour cela relever trois grands défis. Le premier est de surmonter les intérêts qui cherchent à maintenir le statu quo. Les grandes compagnies pétrolières devront absorber les pertes, mais les travailleurs du secteur et les régions minières devraient recevoir des compensations, sous forme d’aides au revenu, de reconversion par la formation et d’autres aides publiques. Le plan européen revendique avec raison une « transition juste ».
Le deuxième défi est celui du financement. L’Europe, comme bien entendu les autres régions du monde, devra réorienter une part relativement peu importante de sa production, de 1 % à 2 %, vers l’économie verte, pour ce qui concerne notamment les nouvelles infrastructures, les marchés publics, la recherche et le développement, le renouvellement des équipements industriels, etc.
Le financement proviendra du secteur privé, mais aussi des budgets publics. L’Europe doit tenir tête aux idéologues qui s’opposent à une augmentation des dépenses de l’UE. Les faits devront être pris en compte.
Le dernier grand défi est diplomatique. L’Europe représente environ 9,1 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone, quand la part de la Chine s’élève à 30 % et celle des États-Unis à 14 %.
Même si l’Europe parvient à mettre en place son pacte vert dans sa totalité, ce sera peine perdue si les autres régions du monde ne la rejoignent pas dans sa lutte. Les dirigeants européens considèrent donc à juste titre que la diplomatie est fondamentale dans la réussite du pacte vert.
Prenons l’exemple de la Chine. Après des décennies de croissance rapide, qui ont éliminé la pauvreté de masse, la Chine est devenue le premier émetteur mondial de CO2 (quoique ses rejets par habitant demeurent deux fois moindres que ceux des États-Unis).
La Chine, à elle seule, déterminera l’avenir du climat mondial. D’une part, les dirigeants chinois savent que leur pays est extrêmement vulnérable au changement climatique et court le risque d’un isolement diplomatique s’il ne fait pas assez d’efforts pour décarboner ; d’autre part, ils doivent affronter les dangers de la malencontreuse guerre froide lancée par l’Amérique.
Les tenants de la ligne dure au sein du gouvernement et les lobbies chinois du charbon résistent, face aux pressions exercées par les États-Unis, à la décarbonation, surtout depuis que Trump la rejette lui-même.
La diplomatie européenne peut faire la différence si elle refuse de souscrire aux mesures insidieuses de l’Amérique pour entraver la Chine et propose au contraire à cette dernière un partenariat positif et sans ambiguïté : travailler ensemble à la mise en place d’infrastructures, d’un développement et d’une technologie durables en Eurasie, dans le cadre d’un Green Deal chinois comparable à celui de l’Europe.
Un tel partenariat serait d’un bénéfice immense pour l’Europe, la Chine, et la douzaine de pays eurasiens qui les séparent, sans parler du monde dans son ensemble. L’Europe a fait un pas historique avec son plan ambitieux, mobilisateur et réalisable. Le Green Deal est un puissant signal d’espoir dans un monde d’incertitudes et d’instabilité.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable et de politiques de santé publique à l’université Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de Columbia et du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2019