En Europe, ce débat exacerbe les désaccords et les divisions, comme on a pu le constater au Royaume-Uni lors de la récente consultation qui a vu une majorité se prononcer pour une sortie de l’Union européenne – une issue largement déterminée par les craintes exagérées que suscite l’immigration. Dès lors que les États membres ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur la sécurisation des frontières extérieures de l’UE, et encore moins sur ce qu’ils doivent faire des réfugiés qui les ont déjà franchies, une réponse commune et efficace s’avère hors de portée.
Au Moyen-Orient, le débat concernant les réfugiés est bien moins bruyant, mais il est tout autant passionné. La Jordanie, qui compte 6,5 millions d’habitants, accueille aujourd’hui plus de l,4 million de réfugiés, syriens pour la plupart. Le million et demi de réfugiés syriens au Liban représente presque un tiers des 4,7 millions qui constituent la population du pays. La Turquie et ses 75 millions d’habitants hébergent aujourd’hui 2,7 millions de réfugiés syriens, dont quelque 30% vivent dans 22 camps administrés par le gouvernement, non loin de la frontière syrienne.
La plupart des réfugiés étant originaires du Moyen-Orient – ils viennent le plus souvent de Syrie, mais aussi d’Afghanistan, d’Irak, du Yémen et de Libye –, on ne saurait être surpris que la région porte sur ses épaules une part écrasante du fardeau. Mais certains pays du Moyen-Orient n’en font pas assez.
Les pays du Golfe, malgré leur immense richesse pétrolière, n’ont quasiment pas reçu de réfugiés ; ils soutiennent que n’étant pas parties à la Convention de Genève – ou Convention de 1951 des Nations unies relative au statut des réfugiés –, ils n’en ont aucune obligation. Ainsi les Émirats arabes unis n’ont-ils accepté qu’un peu plus de 200 000 réfugiés syriens depuis le début de la crise. L’Égypte, la Tunisie, le Maroc et l’Algérie permettent l’entrée aux réfugiés syriens, mais ne fournissent aucune aide à ceux qui passent leur frontière ; il n’y a pas de camps de réfugiés dans ces pays.
Pendant ce temps, leurs voisins sont mis à rude épreuve par la crise, dont ils supportent l’essentiel. Le budget des services sociaux jordaniens a d’ores et déjà atteint son point de rupture, ce qui exacerbe les tensions sociales. Les écoles, tant en Jordanie qu’au Liban, étaient surchargées avant même l’arrivée des réfugiés ; elles craquent désormais aux coutures. Quant aux réfugiés qui travaillent en Jordanie, ils créent eux aussi des problèmes en faisant baisser, bien malgré eux, les salaires des ouvriers peu qualifiés. Le gouvernement turc a accordé près de 8 milliards de dollars d’aides diverses, alors que l’UE n’a déboursé qu’une modeste part des 3,2 milliards d’euros (3,6 milliards de dollars) promis en novembre dernier.
Les pays hôtes étant sous pression, il n’est guère surprenant que les réfugiés vivent dans des conditions difficiles, que ce soit dans des camps ou dans des quartiers très pauvres, dénués d’équipements et d’installations sanitaires. Des centaines de milliers de réfugiés sont sans emploi, y compris les plus qualifiés, dont les diplômes, souvent, ne sont pas reconnus. En conséquence de quoi le travail forcé, l’esclavage, la prostitution et l’exclusion sociale se développent.
Il est essentiel que les migrants puissent demeurer pour la plupart au Moyen-Orient – en particulier pour les empêcher de se noyer en Méditerranée lorsqu’ils tentent de rejoindre l’Europe. L’accord conclu en mars dernier entre l’UE et la Turquie – aux termes duquel les migrants non réfugiés qui atteignent l’UE sont envoyés en Turquie – y a concouru, contribuant à une diminution nette du nombre de migrants arrivant en Grèce.
Mais beaucoup reste à faire – et les pays du Moyen-Orient doivent prendre l’initiative. Il est de la plus grande urgence que les riches États du Golfe augmentent leur aide aux pays qui accueillent le plus de réfugiés et leur permettent ainsi de commencer à améliorer les conditions de vie de ceux qui sont venus cherchez chez eux la sécurité. Il serait alors nécessaire, afin de mettre en place une politique de portée plus générale, qui maintienne la stabilité dans ces pays et garantisse aux réfugiés une protection suffisante, de renforcer la coopération entre les gouvernements de la région, tout autant qu’avec le secteur privé et les organisations de la société civile.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas de consensus au Moyen-Orient, ni au niveau gouvernemental ni à celui de la société civile, sur les réponses possibles à la crise. Pour sortir de l’impasse, il faudrait qu’un ou deux dirigeants courageux et clairvoyants rappellent à leurs concitoyens leurs devoirs légaux et plus encore moraux envers les réfugiés. La tradition islamique de protection des pauvres pourrait fournir le langage et la légitimité qui inciteraient leurs compatriotes à faire leur part.
Dans mon livre New Horizons of Muslim Diaspora in North America and Europe (« Nouveaux Horizons de la diaspora musulmane en Amérique du Nord et en Europe »), je réfute l’opinion convenue selon laquelle migrants et réfugiés constituent une menace pour la sécurité et le développement du Moyen-Orient. Tout comme dans les pays développés d’Occident, les migrants peuvent apporter au Moyen-Orient d’innombrables contributions aux sociétés d’accueil.
Mais surtout, il faut répondre aux besoins élémentaires des réfugiés. Des conditions de vie décentes – notamment pour ce qui concerne le logement, la nourriture et les soins de santé – doivent être garanties, outre l’accès à l’éducation et à l’emploi.
Si quelques pays seulement continuent à en porter tout le poids, il deviendra pratiquement impossible, pourtant, de répondre aux besoins des réfugiés. C’est pourquoi la région doit mettre en place un mécanisme plus équitable de répartition des réfugiés entre les différents pays, quelque chose qui s’inspirerait du système des quotas de l’Union européenne. Des procédures simplifiées et standardisées de prise en charge des demandes d’asile doivent également être instituées.
Même si tout cela est réalisé, une solution vraiment durable à la crise des réfugiés demeurera inaccessible tant que la Syrie n’aura pas retrouvé la paix et que l’ordre ne sera pas rétabli dans les États en désintégration du Moyen-Orient. C’est pourquoi il est si important que les gouvernements de la région jouent un rôle accru et plus résolu dans la lutte contre la violence et l’instabilité qui sont à l’origine de la crise.
Nous ne pouvons nous permettre d’attendre que des puissances étrangères règlent nos problèmes les plus pressants. Nos gouvernements doivent s’engager de toutes leurs forces pour la stabilité de nos voisins, notamment en amenant le processus de paix en Syrie à une conclusion heureuse, et pour le bien-être de toutes nos populations.
Traduction François Boisivon
Moha Ennaji est président du Centre Sud-Nord pour le dialogue interculturel et les études sur les migrations, au Maroc, et professeur d’études et de sciences culturelles (cultural studies) à l’université de Fès. Parmi ses ouvrages les plus récents : New Horizons of Muslim Diaspora in North America and Europe et Muslim Moroccan Migrants in Europe.
Au Moyen-Orient, le débat concernant les réfugiés est bien moins bruyant, mais il est tout autant passionné. La Jordanie, qui compte 6,5 millions d’habitants, accueille aujourd’hui plus de l,4 million de réfugiés, syriens pour la plupart. Le million et demi de réfugiés syriens au Liban représente presque un tiers des 4,7 millions qui constituent la population du pays. La Turquie et ses 75 millions d’habitants hébergent aujourd’hui 2,7 millions de réfugiés syriens, dont quelque 30% vivent dans 22 camps administrés par le gouvernement, non loin de la frontière syrienne.
La plupart des réfugiés étant originaires du Moyen-Orient – ils viennent le plus souvent de Syrie, mais aussi d’Afghanistan, d’Irak, du Yémen et de Libye –, on ne saurait être surpris que la région porte sur ses épaules une part écrasante du fardeau. Mais certains pays du Moyen-Orient n’en font pas assez.
Les pays du Golfe, malgré leur immense richesse pétrolière, n’ont quasiment pas reçu de réfugiés ; ils soutiennent que n’étant pas parties à la Convention de Genève – ou Convention de 1951 des Nations unies relative au statut des réfugiés –, ils n’en ont aucune obligation. Ainsi les Émirats arabes unis n’ont-ils accepté qu’un peu plus de 200 000 réfugiés syriens depuis le début de la crise. L’Égypte, la Tunisie, le Maroc et l’Algérie permettent l’entrée aux réfugiés syriens, mais ne fournissent aucune aide à ceux qui passent leur frontière ; il n’y a pas de camps de réfugiés dans ces pays.
Pendant ce temps, leurs voisins sont mis à rude épreuve par la crise, dont ils supportent l’essentiel. Le budget des services sociaux jordaniens a d’ores et déjà atteint son point de rupture, ce qui exacerbe les tensions sociales. Les écoles, tant en Jordanie qu’au Liban, étaient surchargées avant même l’arrivée des réfugiés ; elles craquent désormais aux coutures. Quant aux réfugiés qui travaillent en Jordanie, ils créent eux aussi des problèmes en faisant baisser, bien malgré eux, les salaires des ouvriers peu qualifiés. Le gouvernement turc a accordé près de 8 milliards de dollars d’aides diverses, alors que l’UE n’a déboursé qu’une modeste part des 3,2 milliards d’euros (3,6 milliards de dollars) promis en novembre dernier.
Les pays hôtes étant sous pression, il n’est guère surprenant que les réfugiés vivent dans des conditions difficiles, que ce soit dans des camps ou dans des quartiers très pauvres, dénués d’équipements et d’installations sanitaires. Des centaines de milliers de réfugiés sont sans emploi, y compris les plus qualifiés, dont les diplômes, souvent, ne sont pas reconnus. En conséquence de quoi le travail forcé, l’esclavage, la prostitution et l’exclusion sociale se développent.
Il est essentiel que les migrants puissent demeurer pour la plupart au Moyen-Orient – en particulier pour les empêcher de se noyer en Méditerranée lorsqu’ils tentent de rejoindre l’Europe. L’accord conclu en mars dernier entre l’UE et la Turquie – aux termes duquel les migrants non réfugiés qui atteignent l’UE sont envoyés en Turquie – y a concouru, contribuant à une diminution nette du nombre de migrants arrivant en Grèce.
Mais beaucoup reste à faire – et les pays du Moyen-Orient doivent prendre l’initiative. Il est de la plus grande urgence que les riches États du Golfe augmentent leur aide aux pays qui accueillent le plus de réfugiés et leur permettent ainsi de commencer à améliorer les conditions de vie de ceux qui sont venus cherchez chez eux la sécurité. Il serait alors nécessaire, afin de mettre en place une politique de portée plus générale, qui maintienne la stabilité dans ces pays et garantisse aux réfugiés une protection suffisante, de renforcer la coopération entre les gouvernements de la région, tout autant qu’avec le secteur privé et les organisations de la société civile.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas de consensus au Moyen-Orient, ni au niveau gouvernemental ni à celui de la société civile, sur les réponses possibles à la crise. Pour sortir de l’impasse, il faudrait qu’un ou deux dirigeants courageux et clairvoyants rappellent à leurs concitoyens leurs devoirs légaux et plus encore moraux envers les réfugiés. La tradition islamique de protection des pauvres pourrait fournir le langage et la légitimité qui inciteraient leurs compatriotes à faire leur part.
Dans mon livre New Horizons of Muslim Diaspora in North America and Europe (« Nouveaux Horizons de la diaspora musulmane en Amérique du Nord et en Europe »), je réfute l’opinion convenue selon laquelle migrants et réfugiés constituent une menace pour la sécurité et le développement du Moyen-Orient. Tout comme dans les pays développés d’Occident, les migrants peuvent apporter au Moyen-Orient d’innombrables contributions aux sociétés d’accueil.
Mais surtout, il faut répondre aux besoins élémentaires des réfugiés. Des conditions de vie décentes – notamment pour ce qui concerne le logement, la nourriture et les soins de santé – doivent être garanties, outre l’accès à l’éducation et à l’emploi.
Si quelques pays seulement continuent à en porter tout le poids, il deviendra pratiquement impossible, pourtant, de répondre aux besoins des réfugiés. C’est pourquoi la région doit mettre en place un mécanisme plus équitable de répartition des réfugiés entre les différents pays, quelque chose qui s’inspirerait du système des quotas de l’Union européenne. Des procédures simplifiées et standardisées de prise en charge des demandes d’asile doivent également être instituées.
Même si tout cela est réalisé, une solution vraiment durable à la crise des réfugiés demeurera inaccessible tant que la Syrie n’aura pas retrouvé la paix et que l’ordre ne sera pas rétabli dans les États en désintégration du Moyen-Orient. C’est pourquoi il est si important que les gouvernements de la région jouent un rôle accru et plus résolu dans la lutte contre la violence et l’instabilité qui sont à l’origine de la crise.
Nous ne pouvons nous permettre d’attendre que des puissances étrangères règlent nos problèmes les plus pressants. Nos gouvernements doivent s’engager de toutes leurs forces pour la stabilité de nos voisins, notamment en amenant le processus de paix en Syrie à une conclusion heureuse, et pour le bien-être de toutes nos populations.
Traduction François Boisivon
Moha Ennaji est président du Centre Sud-Nord pour le dialogue interculturel et les études sur les migrations, au Maroc, et professeur d’études et de sciences culturelles (cultural studies) à l’université de Fès. Parmi ses ouvrages les plus récents : New Horizons of Muslim Diaspora in North America and Europe et Muslim Moroccan Migrants in Europe.