Or, les dégâts que la pensée nationaliste blanche de Trump est encore susceptible d’engendrer aux États-Unis et dans le monde, s’il remporte un second mandat, font très certainement de cette élection la plus importante dans l’histoire américaine moderne.
Dès la fondation des colonies américaines, le racisme est profondément ancré en Amérique, dont l’économie repose sur l’esclavagisme des Africains, ainsi que sur le massacre et la dépossession des Amérindiens. L’esclavage deviendra si solidement enraciné dans la société américaine que seule une guerre civile sanglante pourra y mettre fin, par opposition à ce qu’il se passera dans la plupart des autres pays, où le commerce des esclaves africains et l’esclavagisme prendront fin de manière pacifique.
À l’issue de la guerre de Sécession aux États-Unis, une brève période d’émancipation afro-américaine lors de la Reconstruction (1865-1876) cèdera la place au renouveau d’un système de répression raciste, si global et systémique qu’il pourra être qualifié de système américain d’apartheid. Si le racisme ancré dans les lois Jim Crow au sein des États américains du sud est bien connu, la répression et la ségrégation dans le nord et l’ouest sont à l’époque également désastreux, à travers notamment une ségrégation par le logement, une discrimination flagrante à l’emploi, la faible disponibilité voire l’absence de scolarité pour certains, ou encore les défaillances systémiques de la justice.
Dans son ouvrage brillant et éloquent intitulé The Color of Law, Richard Rothstein examine comment le pouvoir fédéral, étatique et local, appuyé par une violence blanche justicière autoproclamée, a créé et perpétué des ghettos afro-américains dans le pays, tout en soutenant et promouvant la multiplication de banlieues ségréguées exclusivement blanches. L’essentiel des lois ouvertement racistes seront finalement abrogées par le Congrès ou invalidés par les tribunaux fédéraux jusqu’à la fin des années 1960. Le racisme perdurera néanmoins, visible dans la brutalité policière, l’incarcération massive des jeunes de couleur à partir des années 1970, l’entrave systématique au vote noir, ou encore une discrimination omniprésente à l’emploi. De même, la plupart des banlieues américaines ségréguées resteront principalement blanches.
Le mouvement des droits civiques dans les années 1950 et 1960 aura certes produit des changements profonds et durables. Mais il alimentera également une riposte politique parmi les conservateurs blancs, en particulier dans le sud et le Midwest. Les Blancs ouvriers et évangéliques, longtemps intégrés à la coalition du New Deal de Franklin D. Roosevelt, reporteront ainsi leur allégeance vers le Parti républicain, qui leur promettra de poursuivre la résistance contre la déségrégation, et de soutenir des politiques promues par les conservateurs sociaux. Cette « Stratégie du sud » permettra à Richard Nixon de gagner la Maison-Blanche en 1968, puis à Ronald Reagan en 1980. Ce même électorat blanc, évangélique, rural et de banlieue contribuera également aux victoires de George H.W. Bush, de George W. Bush, et de Trump.
Aujourd’hui, en revanche, les jeunes américains sont beaucoup plus favorables à la diversité raciale – et eux-mêmes beaucoup plus divers sur le plan des origines. Ils sont également plus instruits. Les universités américaines rassemblant en un même lieu de jeunes Américains d’une multitude de profils, elles promeuvent un environnement animé par la diversité, qui alimente une plus grande tolérance raciale.
D’après un récent sondage du Pew Research Center, les jeunes électeurs américains de 18 à 29 ans voteront à 59 % pour Joe Biden, et à 29 % pour Trump, qui n’est pas non plus particulièrement populaire chez les électeurs diplômés, lesquels soutiennent davantage Biden que Trump, à 57 % contre 37 %. Chez les électeurs titulaires d’un diplôme supérieur, la marge en faveur de Biden est encore plus élevée, à 68 % contre 28 %. L’électorat de Trump se concentre parmi les plus Blancs plus âgés, protestants et moins instruits, dont beaucoup se sont précisément installés dans des banlieues ségréguées il y a plusieurs dizaines d’années pour éviter l’intégration.
En 2016, les électeurs pivots avaient été les ouvriers blancs du Midwest, qui avaient perdu leur emploi en raison de l’automatisation et des évolutions commerciales. Beaucoup votaient auparavant Démocrate. Trump les avait ralliés en leur promettant d’empêcher les migrants et les minorités de leur faire concurrence au niveau de l’emploi et du logement. Il leur avait promis de rapatrier de nombreux emplois manufacturiers en se montrant plus ferme avec la Chine. Ce message les avait convaincus.
Cette année, en revanche, les électeurs pivots pencheront probablement en faveur de Biden. Le mépris de Trump pour la santé publique a entraîné une perte totale de contrôle face au COVID-19. Ajoutez à cela la fragilité de l’économie, le manque d’emplois rapatriés de Chine, la disparition généralisée d’emplois depuis le début de la présidence Trump, ainsi que les propositions convaincantes de Biden visant à créer plusieurs millions d’emplois en investissant dans des infrastructures écologiques, et vous comprendrez que le message de Trump ne résonne plus chez un grand nombre de ces électeurs.
À l’heure d’un changement dans la démographie et les attitudes culturelles aux États-Unis, les électeurs blancs favorables à la ségrégation prendront sans doute conscience que cette élection tout proche constitue leur dernière chance de combat. Trump a pour ultime stratagème d’entraver le vote, y compris en formulant de bien inquiétantes menaces de violence justicière en cas de défaite. Ils s’est plusieurs fois prononcé contre une transition fluide du pouvoir, tout en appelant les suprémacistes blancs à « se tenir en retrait, se tenir prêts » dans l’attente des résultats électoraux.
Tandis que sa défaite électorale devient de plus en plus probable, Trump pousse son discours jusqu’à son paroxysme. Le chaos d’une issue électorale artificiellement contestée représente l’ultime possibilité pour Trump de conserver son pouvoir. Motif d’optimisme dans tout cette campagne, Trump a récemment évoqué l’idée de « quitter le pays » en cas de défaite. Après une vie entière d’esquive fiscale et de fraude financière, il devrait plutôt s’inquiéter que la justice le rattrape.
Si Trump parvient d’une manière ou d’une autre à s’accrocher au pouvoir, les conséquences nationales et mondiales d’un régime américain ouvertement raciste pourraient être funestes. Sur le plan intérieur, des groupes suprémacistes blancs déchaînés et sans limite pourraient amorcer une plongée dans la violence pure. Sur la scène mondiale, l’électorat évangélique de Trump nourrit un désir frénétique de guerre froide contre la Chine, en phase avec la xénophobie, le racisme anti-Chinois, et l’ignorance historique de ces électeurs.
Autrement dit, les prochaines semaines seront empreintes de grands dangers. L’Amérique et le monde ne seront à l’abri que lorsque Trump sera parti.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour e développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
Dès la fondation des colonies américaines, le racisme est profondément ancré en Amérique, dont l’économie repose sur l’esclavagisme des Africains, ainsi que sur le massacre et la dépossession des Amérindiens. L’esclavage deviendra si solidement enraciné dans la société américaine que seule une guerre civile sanglante pourra y mettre fin, par opposition à ce qu’il se passera dans la plupart des autres pays, où le commerce des esclaves africains et l’esclavagisme prendront fin de manière pacifique.
À l’issue de la guerre de Sécession aux États-Unis, une brève période d’émancipation afro-américaine lors de la Reconstruction (1865-1876) cèdera la place au renouveau d’un système de répression raciste, si global et systémique qu’il pourra être qualifié de système américain d’apartheid. Si le racisme ancré dans les lois Jim Crow au sein des États américains du sud est bien connu, la répression et la ségrégation dans le nord et l’ouest sont à l’époque également désastreux, à travers notamment une ségrégation par le logement, une discrimination flagrante à l’emploi, la faible disponibilité voire l’absence de scolarité pour certains, ou encore les défaillances systémiques de la justice.
Dans son ouvrage brillant et éloquent intitulé The Color of Law, Richard Rothstein examine comment le pouvoir fédéral, étatique et local, appuyé par une violence blanche justicière autoproclamée, a créé et perpétué des ghettos afro-américains dans le pays, tout en soutenant et promouvant la multiplication de banlieues ségréguées exclusivement blanches. L’essentiel des lois ouvertement racistes seront finalement abrogées par le Congrès ou invalidés par les tribunaux fédéraux jusqu’à la fin des années 1960. Le racisme perdurera néanmoins, visible dans la brutalité policière, l’incarcération massive des jeunes de couleur à partir des années 1970, l’entrave systématique au vote noir, ou encore une discrimination omniprésente à l’emploi. De même, la plupart des banlieues américaines ségréguées resteront principalement blanches.
Le mouvement des droits civiques dans les années 1950 et 1960 aura certes produit des changements profonds et durables. Mais il alimentera également une riposte politique parmi les conservateurs blancs, en particulier dans le sud et le Midwest. Les Blancs ouvriers et évangéliques, longtemps intégrés à la coalition du New Deal de Franklin D. Roosevelt, reporteront ainsi leur allégeance vers le Parti républicain, qui leur promettra de poursuivre la résistance contre la déségrégation, et de soutenir des politiques promues par les conservateurs sociaux. Cette « Stratégie du sud » permettra à Richard Nixon de gagner la Maison-Blanche en 1968, puis à Ronald Reagan en 1980. Ce même électorat blanc, évangélique, rural et de banlieue contribuera également aux victoires de George H.W. Bush, de George W. Bush, et de Trump.
Aujourd’hui, en revanche, les jeunes américains sont beaucoup plus favorables à la diversité raciale – et eux-mêmes beaucoup plus divers sur le plan des origines. Ils sont également plus instruits. Les universités américaines rassemblant en un même lieu de jeunes Américains d’une multitude de profils, elles promeuvent un environnement animé par la diversité, qui alimente une plus grande tolérance raciale.
D’après un récent sondage du Pew Research Center, les jeunes électeurs américains de 18 à 29 ans voteront à 59 % pour Joe Biden, et à 29 % pour Trump, qui n’est pas non plus particulièrement populaire chez les électeurs diplômés, lesquels soutiennent davantage Biden que Trump, à 57 % contre 37 %. Chez les électeurs titulaires d’un diplôme supérieur, la marge en faveur de Biden est encore plus élevée, à 68 % contre 28 %. L’électorat de Trump se concentre parmi les plus Blancs plus âgés, protestants et moins instruits, dont beaucoup se sont précisément installés dans des banlieues ségréguées il y a plusieurs dizaines d’années pour éviter l’intégration.
En 2016, les électeurs pivots avaient été les ouvriers blancs du Midwest, qui avaient perdu leur emploi en raison de l’automatisation et des évolutions commerciales. Beaucoup votaient auparavant Démocrate. Trump les avait ralliés en leur promettant d’empêcher les migrants et les minorités de leur faire concurrence au niveau de l’emploi et du logement. Il leur avait promis de rapatrier de nombreux emplois manufacturiers en se montrant plus ferme avec la Chine. Ce message les avait convaincus.
Cette année, en revanche, les électeurs pivots pencheront probablement en faveur de Biden. Le mépris de Trump pour la santé publique a entraîné une perte totale de contrôle face au COVID-19. Ajoutez à cela la fragilité de l’économie, le manque d’emplois rapatriés de Chine, la disparition généralisée d’emplois depuis le début de la présidence Trump, ainsi que les propositions convaincantes de Biden visant à créer plusieurs millions d’emplois en investissant dans des infrastructures écologiques, et vous comprendrez que le message de Trump ne résonne plus chez un grand nombre de ces électeurs.
À l’heure d’un changement dans la démographie et les attitudes culturelles aux États-Unis, les électeurs blancs favorables à la ségrégation prendront sans doute conscience que cette élection tout proche constitue leur dernière chance de combat. Trump a pour ultime stratagème d’entraver le vote, y compris en formulant de bien inquiétantes menaces de violence justicière en cas de défaite. Ils s’est plusieurs fois prononcé contre une transition fluide du pouvoir, tout en appelant les suprémacistes blancs à « se tenir en retrait, se tenir prêts » dans l’attente des résultats électoraux.
Tandis que sa défaite électorale devient de plus en plus probable, Trump pousse son discours jusqu’à son paroxysme. Le chaos d’une issue électorale artificiellement contestée représente l’ultime possibilité pour Trump de conserver son pouvoir. Motif d’optimisme dans tout cette campagne, Trump a récemment évoqué l’idée de « quitter le pays » en cas de défaite. Après une vie entière d’esquive fiscale et de fraude financière, il devrait plutôt s’inquiéter que la justice le rattrape.
Si Trump parvient d’une manière ou d’une autre à s’accrocher au pouvoir, les conséquences nationales et mondiales d’un régime américain ouvertement raciste pourraient être funestes. Sur le plan intérieur, des groupes suprémacistes blancs déchaînés et sans limite pourraient amorcer une plongée dans la violence pure. Sur la scène mondiale, l’électorat évangélique de Trump nourrit un désir frénétique de guerre froide contre la Chine, en phase avec la xénophobie, le racisme anti-Chinois, et l’ignorance historique de ces électeurs.
Autrement dit, les prochaines semaines seront empreintes de grands dangers. L’Amérique et le monde ne seront à l’abri que lorsque Trump sera parti.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour e développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.