La plupart des gens dans le monde n’étaient exposés qu’à petites doses, récemment encore, à cette tragédie américaine – de courtes séquences leur en parvenaient lors des journaux télévisés du soir ou sur les réseaux sociaux, où l’on pouvait voir et entendre Trump déverser ses mensonges et ses absurdités. Mais fin septembre, des dizaines de millions de personnes ont enduré une exhibition de quatre-vingt-dix minutes, présentée comme un « débat » présidentiel, au cours de laquelle Trump a clairement démontré qu’il n’était pas présidentiel – et révélé pourquoi tant de gens s’interrogent sur sa santé mentale.
Certes, pendant les quatre années qui viennent de s’écouler, le monde a pu assister au spectacle de ce menteur pathologique établissant de nouveaux records – franchissant à la mi-juillet, selon le compte tenu par le Washington Post, la barre des 20 000 fausses informations ou affirmations trompeuses. Quelle sorte de débat peut-on espérer lorsqu’un des deux candidats manque à ce point de crédibilité, si tant est qu’il soit venu pour débattre ?
Interrogé au sujet de la récente enquête du New York Times révélant qu’il n’avait payé que 750 dollars d’impôts fédéraux sur le revenu en 2016 et en 2017 – et pas un cent, avant cela, pendant des années –, Trump a hésité, puis prétendu, contre toute évidence, qu’il avait payé « des millions ». Il livrait évidemment la première réponse qui lui venait à l’esprit pour détourner le débat, et personne n’a la moindre raison fondée de le croire.
Plus troublant encore fut son refus de dénoncer les suprémacistes blancs et les groupes extrémistes violents comme les Proud Boys, auxquels il a demandé « de se mettre en retrait et de se tenir prêts ». Si l’on ajoute à cela son refus de garantir une transition pacifique du pouvoir et ses efforts persistants pour décrédibiliser la régularité des opérations de vote, le comportement de Trump à quelques semaines des élections fait peser une menace de plus en plus lourde sur la démocratie américaine.
Pendant mon enfance, à Gary, dans l’Indiana, nous apprenions les vertus de la Constitution – de l’indépendance du système judiciaire à la séparation des pouvoirs et à l’importance de leur équilibre pour la bonne marche du gouvernement. Nos pères fondateurs apparaissaient comme les créateurs d’un ensemble de grandes institutions (quoiqu’ils se fussent aussi rendus coupables d’hypocrisie en déclarant que nous tous avions été créés égaux, dès lors que nous n’étions ni femmes ni personnes de couleurs). Lorsqu’à la fin des années 1990 j’ai exercé les fonctions de chef économiste à la Banque mondiale, nous allions de par le monde en donnant des conférences sur la bonne gouvernance et les bonnes institutions, et les États-Unis étaient souvent donnés en exemple.
Ils ne le sont plus. Trump et le parti républicain ont jeté le discrédit sur le projet américain, nous rappelant combien nos institutions et notre ordre constitutionnel sont fragiles – certains diraient mal conçus. Nous sommes un pays de droits, mais notre système fonctionne grâce à des normes politiques non écrites, flexibles, mais fragiles. George Washington, le premier président des États-Unis, décida qu’il n’effectuerait que deux mandats, et la norme ainsi créée ne connut aucune dérogation jusqu’à la présidence de Franklin D. Roosevelt. Après elle, un amendement à la Constitution fit entrer dans les textes [en 1951] la limite de deux mandats.
Au cours des quatre années écoulées, Trump et les membres du parti républicain au pouvoir ont fait voler les normes en éclats, comme jamais auparavant, se déshonorant eux-mêmes et déstabilisant les institutions qu’ils sont censés défendre. Lorsqu’il était candidat en 2016, Trump avait refusé de rendre publiques ses déclarations de revenus. Et durant son mandat, il a renvoyé des inspecteurs généraux au simple motif qu’ils faisaient leur travail, n’a habituellement tenu aucun compte des conflits d’intérêts et a tiré profit de sa fonction, il s’est attaqué à des scientifiques indépendants et a affaibli des agences fédérales essentielles, a purement et simplement tenté de rayer des électeurs des listes et fait chanter des gouvernements étrangers pour les pousser à diffamer ses adversaires politiques.
Nous avons donc de bonnes raisons, nous autres Américains, de nous demander aujourd’hui si notre démocratie peut survivre. L’une des plus grandes inquiétudes des pères fondateurs était en effet que survienne un démagogue qui détruirait le système de l’intérieur. C’est en partie ce qui les a poussés à bâtir cet édifice de démocratie représentative indirecte, avec un collège électoral et un système censé instituer de solides équilibres entre les pouvoirs. Mais après deux cent trente-trois ans, cet édifice institutionnel n’est plus assez solide. Le Grand Old Party [le parti républicain], et notamment ses représentants au Sénat, a totalement manqué à ses devoirs, qui étaient de contrôler un chef de l’exécutif dangereux et imprévisible ayant ouvertement déclaré la guerre à l’ordre constitutionnel aux États-Unis ainsi qu’au processus électoral.
La tâche, devant nous, est colossale. Outre à une pandémie que nous ne parvenons pas à maîtriser, aux inégalités qui se creusent et à la crise climatique, nous devons répondre au besoin urgent de sauver la démocratie américaine. Les républicains ayant depuis longtemps piétiné le serment qu’ils ont prêté lors de leur prise de fonctions, les normes et les usages démocratiques devront être remplacés par des lois. Mais cela ne sera pas facile. Lorsqu’elles sont observées, les normes sont souvent préférables aux lois, car elles s’adaptent plus aisément à l’évolution des circonstances. Dans une société américaine particulièrement procédurière, on trouvera toujours quelqu’un pour chercher à contourner la loi en appliquant sa lettre mais en violant son esprit.
Lorsqu’un camp n’applique plus les règles, des garde-fous plus puissants doivent pourtant être mis en place. Nous avons déjà une feuille de route, ce qui est une bonne nouvelle : le projet de loi de 2019 intitulé « Loi pour le peuple », adopté au début de l’année dernière par la Chambre des représentants des États-Unis, établit un programme d’extension du droit de vote, de limitation du découpage partisan des circonscriptions (le gerrymandering), de renforcement des règles éthiques et de limitation de l’influence de l’argent privé en politique. Mais les républicains savent qu’ils sont de plus en plus minoritaires sur la plupart des questions politiques importantes d’aujourd’hui, et c’est une mauvaise nouvelle. Les Américains veulent que le contrôle sur les armes à feu soit renforcé, que le salaire minimum soit augmenté, pensent que les réglementations environnementales et financières sont nécessaires, souhaitent une assurance santé abordable, une hausse du financement des crèches, un accès plus large à l’enseignement supérieur et une limitation plus stricte du rôle de l’argent dans la politique.
La volonté sans équivoque de la majorité place le GOP dans une position intenable : le parti ne peut pas simultanément mettre en œuvre son programme impopulaire et être en faveur d’une gouvernance honnête, transparente et démocratique. C’est pourquoi il a ouvertement déclaré la guerre à la démocratie américaine, redoublant d’efforts pour priver certains électeurs de leur droit de vote, pour politiser la magistrature et l’administration fédérale et verrouiller le pouvoir d’une minorité en recourant à des tactiques comme la manipulation du découpage des circonscriptions électorales.
Puisque le GOP a déjà conclu son pacte avec le diable, il n’y a aucune raison d’attendre de ses membres qu’ils soutiennent la moindre tentative de protéger la démocratie américaine. Il ne reste plus aux Américains qu’une seule solution : donner aux démocrates une victoire écrasante, à tous les niveaux du gouvernement, lors des élections du mois prochain. Aux États-Unis, la démocratie est en jeu. Si elle y est renversée, c’est dans le monde entier qu’auront triomphé ses ennemis.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie, professeur des universités, enseigne à l’université Columbia et est chef économiste du Roosevelt Institute. Ancien vice-président de la Banque mondiale, dont il fut aussi l’économiste en chef, il est l’auteur, pour son ouvrage le plus récent, de Peuple, pouvoir et profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale (Les Liens qui libèrent, poche, 2020).
© Project Syndicate 1995–2020
Certes, pendant les quatre années qui viennent de s’écouler, le monde a pu assister au spectacle de ce menteur pathologique établissant de nouveaux records – franchissant à la mi-juillet, selon le compte tenu par le Washington Post, la barre des 20 000 fausses informations ou affirmations trompeuses. Quelle sorte de débat peut-on espérer lorsqu’un des deux candidats manque à ce point de crédibilité, si tant est qu’il soit venu pour débattre ?
Interrogé au sujet de la récente enquête du New York Times révélant qu’il n’avait payé que 750 dollars d’impôts fédéraux sur le revenu en 2016 et en 2017 – et pas un cent, avant cela, pendant des années –, Trump a hésité, puis prétendu, contre toute évidence, qu’il avait payé « des millions ». Il livrait évidemment la première réponse qui lui venait à l’esprit pour détourner le débat, et personne n’a la moindre raison fondée de le croire.
Plus troublant encore fut son refus de dénoncer les suprémacistes blancs et les groupes extrémistes violents comme les Proud Boys, auxquels il a demandé « de se mettre en retrait et de se tenir prêts ». Si l’on ajoute à cela son refus de garantir une transition pacifique du pouvoir et ses efforts persistants pour décrédibiliser la régularité des opérations de vote, le comportement de Trump à quelques semaines des élections fait peser une menace de plus en plus lourde sur la démocratie américaine.
Pendant mon enfance, à Gary, dans l’Indiana, nous apprenions les vertus de la Constitution – de l’indépendance du système judiciaire à la séparation des pouvoirs et à l’importance de leur équilibre pour la bonne marche du gouvernement. Nos pères fondateurs apparaissaient comme les créateurs d’un ensemble de grandes institutions (quoiqu’ils se fussent aussi rendus coupables d’hypocrisie en déclarant que nous tous avions été créés égaux, dès lors que nous n’étions ni femmes ni personnes de couleurs). Lorsqu’à la fin des années 1990 j’ai exercé les fonctions de chef économiste à la Banque mondiale, nous allions de par le monde en donnant des conférences sur la bonne gouvernance et les bonnes institutions, et les États-Unis étaient souvent donnés en exemple.
Ils ne le sont plus. Trump et le parti républicain ont jeté le discrédit sur le projet américain, nous rappelant combien nos institutions et notre ordre constitutionnel sont fragiles – certains diraient mal conçus. Nous sommes un pays de droits, mais notre système fonctionne grâce à des normes politiques non écrites, flexibles, mais fragiles. George Washington, le premier président des États-Unis, décida qu’il n’effectuerait que deux mandats, et la norme ainsi créée ne connut aucune dérogation jusqu’à la présidence de Franklin D. Roosevelt. Après elle, un amendement à la Constitution fit entrer dans les textes [en 1951] la limite de deux mandats.
Au cours des quatre années écoulées, Trump et les membres du parti républicain au pouvoir ont fait voler les normes en éclats, comme jamais auparavant, se déshonorant eux-mêmes et déstabilisant les institutions qu’ils sont censés défendre. Lorsqu’il était candidat en 2016, Trump avait refusé de rendre publiques ses déclarations de revenus. Et durant son mandat, il a renvoyé des inspecteurs généraux au simple motif qu’ils faisaient leur travail, n’a habituellement tenu aucun compte des conflits d’intérêts et a tiré profit de sa fonction, il s’est attaqué à des scientifiques indépendants et a affaibli des agences fédérales essentielles, a purement et simplement tenté de rayer des électeurs des listes et fait chanter des gouvernements étrangers pour les pousser à diffamer ses adversaires politiques.
Nous avons donc de bonnes raisons, nous autres Américains, de nous demander aujourd’hui si notre démocratie peut survivre. L’une des plus grandes inquiétudes des pères fondateurs était en effet que survienne un démagogue qui détruirait le système de l’intérieur. C’est en partie ce qui les a poussés à bâtir cet édifice de démocratie représentative indirecte, avec un collège électoral et un système censé instituer de solides équilibres entre les pouvoirs. Mais après deux cent trente-trois ans, cet édifice institutionnel n’est plus assez solide. Le Grand Old Party [le parti républicain], et notamment ses représentants au Sénat, a totalement manqué à ses devoirs, qui étaient de contrôler un chef de l’exécutif dangereux et imprévisible ayant ouvertement déclaré la guerre à l’ordre constitutionnel aux États-Unis ainsi qu’au processus électoral.
La tâche, devant nous, est colossale. Outre à une pandémie que nous ne parvenons pas à maîtriser, aux inégalités qui se creusent et à la crise climatique, nous devons répondre au besoin urgent de sauver la démocratie américaine. Les républicains ayant depuis longtemps piétiné le serment qu’ils ont prêté lors de leur prise de fonctions, les normes et les usages démocratiques devront être remplacés par des lois. Mais cela ne sera pas facile. Lorsqu’elles sont observées, les normes sont souvent préférables aux lois, car elles s’adaptent plus aisément à l’évolution des circonstances. Dans une société américaine particulièrement procédurière, on trouvera toujours quelqu’un pour chercher à contourner la loi en appliquant sa lettre mais en violant son esprit.
Lorsqu’un camp n’applique plus les règles, des garde-fous plus puissants doivent pourtant être mis en place. Nous avons déjà une feuille de route, ce qui est une bonne nouvelle : le projet de loi de 2019 intitulé « Loi pour le peuple », adopté au début de l’année dernière par la Chambre des représentants des États-Unis, établit un programme d’extension du droit de vote, de limitation du découpage partisan des circonscriptions (le gerrymandering), de renforcement des règles éthiques et de limitation de l’influence de l’argent privé en politique. Mais les républicains savent qu’ils sont de plus en plus minoritaires sur la plupart des questions politiques importantes d’aujourd’hui, et c’est une mauvaise nouvelle. Les Américains veulent que le contrôle sur les armes à feu soit renforcé, que le salaire minimum soit augmenté, pensent que les réglementations environnementales et financières sont nécessaires, souhaitent une assurance santé abordable, une hausse du financement des crèches, un accès plus large à l’enseignement supérieur et une limitation plus stricte du rôle de l’argent dans la politique.
La volonté sans équivoque de la majorité place le GOP dans une position intenable : le parti ne peut pas simultanément mettre en œuvre son programme impopulaire et être en faveur d’une gouvernance honnête, transparente et démocratique. C’est pourquoi il a ouvertement déclaré la guerre à la démocratie américaine, redoublant d’efforts pour priver certains électeurs de leur droit de vote, pour politiser la magistrature et l’administration fédérale et verrouiller le pouvoir d’une minorité en recourant à des tactiques comme la manipulation du découpage des circonscriptions électorales.
Puisque le GOP a déjà conclu son pacte avec le diable, il n’y a aucune raison d’attendre de ses membres qu’ils soutiennent la moindre tentative de protéger la démocratie américaine. Il ne reste plus aux Américains qu’une seule solution : donner aux démocrates une victoire écrasante, à tous les niveaux du gouvernement, lors des élections du mois prochain. Aux États-Unis, la démocratie est en jeu. Si elle y est renversée, c’est dans le monde entier qu’auront triomphé ses ennemis.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie, professeur des universités, enseigne à l’université Columbia et est chef économiste du Roosevelt Institute. Ancien vice-président de la Banque mondiale, dont il fut aussi l’économiste en chef, il est l’auteur, pour son ouvrage le plus récent, de Peuple, pouvoir et profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale (Les Liens qui libèrent, poche, 2020).
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