Le problème de la croissance au Mexique

Mercredi 3 Décembre 2014

PRINCETON – À l’époque où l’ancien président mexicain Carlos Salinas de Gortari et son homologue américain Bill Clinton signèrent l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), il y a plus de vingt ans, l’espoir consistait à voir l’économie du Mexique s’intégrer à un avenir caractérisé par une vague croissante de mondialisation. Cette promesse est aujourd’hui tenue à bien des égards.


Dani Rodrik, professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton, dans le New Jersey
Dani Rodrik, professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton, dans le New Jersey
Le volume du commerce extérieur  du Mexique (exportations plus importations) a connu une progression constante à l’issue de l’entrée en vigueur de l’ALENA, allant jusqu’à presque doubler, jusqu’à hauteur de plus de 60 % du PIB. Les flux entrants nets d’investissements étrangers par rapport au PIB ont quant à eux triplé. Bien que le Mexique soit un pays exportateur de pétrole, ses exportations de produits manufacturés  se sont inscrites au premier plan, à mesure que l’économie mexicaine s’intégrait toujours plus étroitement aux chaînes d’approvisionnement nord-américaines. Quant aux secteurs de l’automobile et de l’acier, autrefois inefficaces et maintenus en vie au moyen de barrières commerciales protectionnistes, ils sont aujourd’hui hautement productifs et ne cessent de prospérer.
Comme tant d’autres pays, le Mexique a dans un premier temps été durement frappé par la concurrence chinoise sur les marchés internationaux, notamment à l’issue de l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce fin 2001. Pour autant, la proximité du Mexique avec le marché américain, ainsi que les politiques conservatrices mises en œuvre par le pays sur le plan monétaire, budgétaire, et s’agissant du marché du travail, lui ont conféré une protection non négligeable.
Par ailleurs, les salaires en dollar s’y sont développés beaucoup moins rapidement qu’en Chine, ce qui permet aujourd’hui une main d’œuvre 20 % moins coûteuse au Mexique en termes relatifs. Tenant compte des tendances de la productivité, les coûts unitaires de main d’œuvre y ont également moins augmenté qu’en Chine et dans d’autres économies concurrentes majeures, permettant au Mexique de recouvrer à partir du milieu des années 2000 une certaine proportion des parts de marché qu’il avait précédemment perdues.
Les avancées favorables au pays ne se sont pas seulement opérées sur le plan extérieur. De manière tout à fait remarquable, les niveaux d’inégalités  considérables du Mexique ont commencé à s’atténuer à partir de 1994, en grande partie grâce à la mise en œuvre de réformes de la politique sociale, et à un certain nombre d’améliorations sur le plan de l’éducation.
La réussite du Mexique se fait aujourd’hui partout apparente, sauf malheureusement là où elle revêtirait le plus d’importance à long terme, à savoir concernant la productivité globale et la croissance économique. Sur ces deux fronts, la déception est manifeste. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la croissance moyenne de la productivité globale des facteurs  (PGF) – mesure de l’efficacité avec laquelle sont utilisées les ressources d’une économie, humaines comme physiques – est négative depuis le début des années 1990.
Ainsi les conditions de vie au Mexique se sont-elles encore davantage dégradées par rapport à celles des États-Unis et de la plupart des économies émergentes. Il est fort probable qu’aucun autre pays au monde ne présente un contraste aussi marqué entre la réussite extérieure et l’échec sur le plan national.
Ce paradoxe apparent est sous-tendu par le phénomène que l’on a appelé « les deux Mexiques, »  expression évocatrice utilisée par le McKinsey Global Institute pour décrire cette dualité extrême qui caractérise l’économie du Mexique. Orientée en direction de l’économie globale, les grandes entreprises s’en sortent plutôt bien, tandis que les entreprises traditionnelles et informelles – symbolisées par l’omniprésence des tortillerías au sein des quartiers – n’enregistrent que de faibles performances, alors même qu’elles continuent d’absorber la majeure partie de la main d’œuvre de l’économie. Or, la réussite de ces premières se trouve nullifiée par le fardeau que représentent ces dernières.
L’enthousiasme quant aux perspectives du Mexique se fait pour autant croissant. Le président Enrique Peña Nieto  a lancé une vague de nouvelles réformes, poussées par la libéralisation du secteur de l’énergie, ce qui devrait aboutir à des investissements étrangers dans l’exploration et la production pétrolière. L’entreprise pétrolière publique Pemex, monopole des trois derniers quarts du siècle, va finalement devoir faire face à la concurrence domestique. Martin Feldstein lui-même, observateur pourtant très mesuré de l’Université d’Harvard,s’emballe quant aux perspectives du Mexique, affirmant que les réformes de Peña placent le pays en position de devenir « la star économique de l’Amérique latine au cours de la prochaine décennie. »
L’expérience du Mexique dans le cadre de l’ALENA doit néanmoins nous conduire à faire preuve d’une grande prudence dans nos pronostics. Nous avons vu peiner un certain nombre de réformes pourtant encore plus complètes. Les réformes actuelles autour de l’énergie pourraient-elles à nouveau constituer une lueur d’espoir trompeuse ?
Il est important que les dirigeants politiques concernés gardent à l’esprit les deux enseignements issus de l’entrée frustrante du Mexique dans la mondialisation jusqu’à présent. Tout d’abord, le commerce extérieur et les investissements étrangers ne peuvent à eux seuls faire décoller une économie en l’absence du développement simultané de capacités productives à l’intérieur du pays.
La raison pour laquelle les superpuissances exportatrices d’Asie de l’Est – Japon, Corée du Sud et Chine – ont bénéficié de véritables miracles de croissance réside en ce que ces gouvernements ont œuvré simultanément sur ces deux fronts. Certes, ils ont poussé leurs entreprises en direction des marchés mondiaux. Mais ces États ont également entrepris un large ensemble de politiques industrielles afin de faire en sorte que ces entreprises croissent et diversifient leurs gammes de produits.
En réalité, les producteurs domestiques ont souvent été protégés chez eux face à la concurrence étrangère, afin qu’ils conservent une rentabilité suffisante pour entreprendre les investissements nécessaires. Des États comme le Mexique ne peuvent plus aujourd’hui recourir à des démarches de protection des importations. Il va par conséquent leur falloir s’essayer à de nouvelles stratégies pour soutenir les entreprises domestiques.
Le second enseignement réside dans la nécessité d’un pragmatisme dans l’élaboration des politiques. Pendant trop longtemps, les politiques économiques du Mexique ont été le reflet d’une conception selon laquelle l’économie réelle prendrait soin d’elle-même une fois les « fondamentaux » mis en place (stabilité macroéconomique, ouverture, et réglementations de base). Pour reprendre les termes de l’économiste mexicain Enrique Dussel Peters, il s’agit là de l’état d’esprit du « macroéconomiste, » qui diffère radicalement de cette mentalité de l’ « ingénieur » dont font traditionnellement preuve les décideurs politiques asiatiques dans la résolution des problèmes.
Il incombe désormais aux dirigeants mexicains de promouvoir plus largement le dialogue et les partenariats auprès du secteur privé, afin de diagnostiquer et de surmonter ces obstacles spécifiques au secteur auxquels sont confrontées les entreprises nationales. Cette collaboration sera particulièrement importante s’agissant des moyennes entreprises sur le point de faire leur entrée dans la cour des grands. Il va leur falloir lutter contre leur mentalité de « macroéconomiste, » et agir davantage comme des « ingénieurs. »
La difficulté de la croissance mexicaine n’en demeure pas moins un casse-tête, auquel il n’existe aucune solution simple. Il est peu probable qu’une seule et unique stratégie d’ensemble – qu’elle consiste à ouvrir le secteur pétrolier, à améliorer l’accès à la finance, à lutter contre l’informalité, ou à revoir la politique industrielle – permette d’ouvrir la voie à une croissance rapide, fondée sur une large base. Cette incertitude souligne la nécessité de pouvoir compter sur un gouvernement flexible et réactif, capable d’œuvrer simultanément sur différents fronts, d’intégrer les difficultés de l’économie réelle, et d’y répondre avec pragmatisme.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Dani Rodrik, professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton, dans le New Jersey, est l’auteur de l’ouvrage intitulé The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy
 
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