Convoquée à l’initiative du président américain Franklin D. Roosevelt pour discuter de l’afflux massif de réfugiés provoqué par l’antisémitisme virulent d’Hitler, la Conférence d’Évian fut un échec total. Il est aujourd’hui nécessaire de se remémorer ses conséquences désastreuses à la lumière de la crise migratoire que traverse actuellement l’Europe.
L’objectif de la Conférence d’Évian était de trouver une solution à la détresse de centaines de milliers de Juifs allemands et autrichiens qui cherchaient désespérément un pays où trouver refuge. Roosevelt pensait que seule une solution collective était en mesure de relever ce défi. Hitler espérait, lui aussi, que d’autres pays les accepteraient.
Lors d’un discours prononcé à Königsberg en mars de la même année, Hitler le dit cyniquement : « J’espère que le reste du monde qui a une telle sympathie pour ces criminels, aura suffisamment de générosité pour convertir cette pitié en aide effective. Pour nous, nous sommes prêts à mettre nos bateaux de luxe à la disposition de ces pays pour le transport de ces criminels ». Il avait déjà commencé à expulser les Juifs, notamment en les forçant à embarquer sur des bateaux pour diverses destinations, en Méditerranée et de l’autre côté de l’Atlantique.
Ces réfugiés furent rejetés de partout, dans l’ensemble de l’Europe. Le 6 juin 1938, alors que les préparatifs de la conférence étaient en cours, une missive concernant la situation précaire de 51 réfugiés juifs autrichiens bloqués sur un bateau dans les eaux internationales du Danube parvint au département d’État américain. L’auteur de la lettre évoque « le sort tragique de 51 êtres humains repoussés d’une frontière à l’autre. Nous avons par ailleurs pris connaissance des souffrances indicibles que subissent 100.000 Autrichiens innocents ».
Et pourtant, à Évian le mois suivant, si de nombreuses délégations évoquèrent avec émotion leur désarroi face aux épreuves endurées par les Juifs allemands et autrichiens, aucune ne se décida à prendre des mesures concrètes. Le résultat de la conférence fut sans ambiguïté : ni l’Europe, ni l’Amérique du Nord, ni l’Australie n’accepteraient d’accueillir un nombre important de réfugiés.
Dans le compte-rendu intégral de la conférence, deux mots sont répétés à l’envi : « densité » et « saturation ». Les pays européens étaient déjà éprouvés par une forte « densité » de population et avaient atteint un point de « saturation » - en d’autres termes, l’auberge européenne n’avait plus de place.
C’était bien sûr une chose absurde à dire en 1938, si l’on considère la taille actuelle de la population européenne. Et il serait tout aussi ridicule de le dire aujourd’hui.
Évidemment, les délégués à la conférence d’Évian ne pouvaient pas prévoir l’Holocauste, ni que l’Europe serait bientôt en proie à une nouvelle guerre dévastatrice ; leur manque de conscience morale n’en est pas moins stupéfiant. Plusieurs des pays qui refusèrent d’accueillir ces réfugiés furent ultérieurement occupés et brutalisés par les nazis – appelant de leurs vœux une compassion qu’ils avaient nié aux Juifs en juillet 1938.
Les nazis durent se réjouir de voir que leur antisémitisme violent trouvait un écho – pas toujours faible – dans le reste de l’Europe. Ils réalisèrent également que si l’expulsion n’était pas possible, l’extermination le serait.
Aujourd’hui, l’antisémitisme, l’islamophobie, la xénophobie et le rejet des immigrés progressent à nouveau en Europe. Nous devons faire une pause et prendre la pleine mesure de la situation. Un des principaux tabloïds britanniques a récemment estimé qu’il était acceptable de permettre à l’un de ses chroniqueurs de qualifier les immigrés de « cafards ». La Radio Télévision Libre des Mille Collines du Rwanda a utilisé ce même terme pour parler des Tutsis peu avant le génocide de 1994, comme Julius Streicher dans le journal nazi Der Stürmer pour décrire les Juifs. Les dirigeants politiques européens incriminent régulièrement – et abjectement – les immigrés pour les problèmes de leur pays.
S’en prendre aux migrants ou aux minorités – que ce soit grossièrement, par des insultes, ou plus subtilement, par des mesures politiques – est inacceptable, où que ce soit, point final. Lorsque des mots sont prononcés avec l’intention manifeste de faire du mal et d’appeler à la violence pour des raisons nationales, raciales ou religieuses, la liberté d’expression devient une incitation à la haine, une infraction réprimée par le droit pénal. Les pays ayant ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont tous les États membres de l’Union européenne, sont tenus d’en respecter les dispositions.
Et pourtant l’agenda européen en matière de migration, récemment présenté par la Commission européenne, laisse beaucoup à désirer. Le continent doit se souvenir de son passé avec plus de sensibilité et se montrer plus généreux envers les individus désespérés qui entreprennent la traversée de la Méditerranée. François Crépeau, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme des migrants, a fait remarquer dans une interview récemment accordée au journal britannique The Guardian que l’Europe, l’Australie et le Canada pouvaient aisément intégrer un million de réfugiés syriens au cours des cinq prochaines années, puis ajouter les Érythréens à la liste et étendre le programme à sept ans. Pourquoi donc l’Europe ne propose-t-elle d’accueillir que le nombre dérisoire de 20.000 à 40.000 migrants par an ?
Au politicien européen farouchement opposé à l’immigration, je suggérerais de regarder autour de lui la prochaine fois qu’il se fait soigner à l’hôpital : une grande partie du personnel soignant est d’origine étrangère. Et pour ceux qui étanchent leur soif avec la célèbre eau minérale d’Évian, cela peut être l’occasion de réfléchir à l’indigne échec d’une conférence qui aurait pu sauver tant de vies – et aux enseignements que nous pouvons en tirer aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par Julia Gallin
Zeid Ra’ad Al Hussein est le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme.
L’objectif de la Conférence d’Évian était de trouver une solution à la détresse de centaines de milliers de Juifs allemands et autrichiens qui cherchaient désespérément un pays où trouver refuge. Roosevelt pensait que seule une solution collective était en mesure de relever ce défi. Hitler espérait, lui aussi, que d’autres pays les accepteraient.
Lors d’un discours prononcé à Königsberg en mars de la même année, Hitler le dit cyniquement : « J’espère que le reste du monde qui a une telle sympathie pour ces criminels, aura suffisamment de générosité pour convertir cette pitié en aide effective. Pour nous, nous sommes prêts à mettre nos bateaux de luxe à la disposition de ces pays pour le transport de ces criminels ». Il avait déjà commencé à expulser les Juifs, notamment en les forçant à embarquer sur des bateaux pour diverses destinations, en Méditerranée et de l’autre côté de l’Atlantique.
Ces réfugiés furent rejetés de partout, dans l’ensemble de l’Europe. Le 6 juin 1938, alors que les préparatifs de la conférence étaient en cours, une missive concernant la situation précaire de 51 réfugiés juifs autrichiens bloqués sur un bateau dans les eaux internationales du Danube parvint au département d’État américain. L’auteur de la lettre évoque « le sort tragique de 51 êtres humains repoussés d’une frontière à l’autre. Nous avons par ailleurs pris connaissance des souffrances indicibles que subissent 100.000 Autrichiens innocents ».
Et pourtant, à Évian le mois suivant, si de nombreuses délégations évoquèrent avec émotion leur désarroi face aux épreuves endurées par les Juifs allemands et autrichiens, aucune ne se décida à prendre des mesures concrètes. Le résultat de la conférence fut sans ambiguïté : ni l’Europe, ni l’Amérique du Nord, ni l’Australie n’accepteraient d’accueillir un nombre important de réfugiés.
Dans le compte-rendu intégral de la conférence, deux mots sont répétés à l’envi : « densité » et « saturation ». Les pays européens étaient déjà éprouvés par une forte « densité » de population et avaient atteint un point de « saturation » - en d’autres termes, l’auberge européenne n’avait plus de place.
C’était bien sûr une chose absurde à dire en 1938, si l’on considère la taille actuelle de la population européenne. Et il serait tout aussi ridicule de le dire aujourd’hui.
Évidemment, les délégués à la conférence d’Évian ne pouvaient pas prévoir l’Holocauste, ni que l’Europe serait bientôt en proie à une nouvelle guerre dévastatrice ; leur manque de conscience morale n’en est pas moins stupéfiant. Plusieurs des pays qui refusèrent d’accueillir ces réfugiés furent ultérieurement occupés et brutalisés par les nazis – appelant de leurs vœux une compassion qu’ils avaient nié aux Juifs en juillet 1938.
Les nazis durent se réjouir de voir que leur antisémitisme violent trouvait un écho – pas toujours faible – dans le reste de l’Europe. Ils réalisèrent également que si l’expulsion n’était pas possible, l’extermination le serait.
Aujourd’hui, l’antisémitisme, l’islamophobie, la xénophobie et le rejet des immigrés progressent à nouveau en Europe. Nous devons faire une pause et prendre la pleine mesure de la situation. Un des principaux tabloïds britanniques a récemment estimé qu’il était acceptable de permettre à l’un de ses chroniqueurs de qualifier les immigrés de « cafards ». La Radio Télévision Libre des Mille Collines du Rwanda a utilisé ce même terme pour parler des Tutsis peu avant le génocide de 1994, comme Julius Streicher dans le journal nazi Der Stürmer pour décrire les Juifs. Les dirigeants politiques européens incriminent régulièrement – et abjectement – les immigrés pour les problèmes de leur pays.
S’en prendre aux migrants ou aux minorités – que ce soit grossièrement, par des insultes, ou plus subtilement, par des mesures politiques – est inacceptable, où que ce soit, point final. Lorsque des mots sont prononcés avec l’intention manifeste de faire du mal et d’appeler à la violence pour des raisons nationales, raciales ou religieuses, la liberté d’expression devient une incitation à la haine, une infraction réprimée par le droit pénal. Les pays ayant ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont tous les États membres de l’Union européenne, sont tenus d’en respecter les dispositions.
Et pourtant l’agenda européen en matière de migration, récemment présenté par la Commission européenne, laisse beaucoup à désirer. Le continent doit se souvenir de son passé avec plus de sensibilité et se montrer plus généreux envers les individus désespérés qui entreprennent la traversée de la Méditerranée. François Crépeau, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme des migrants, a fait remarquer dans une interview récemment accordée au journal britannique The Guardian que l’Europe, l’Australie et le Canada pouvaient aisément intégrer un million de réfugiés syriens au cours des cinq prochaines années, puis ajouter les Érythréens à la liste et étendre le programme à sept ans. Pourquoi donc l’Europe ne propose-t-elle d’accueillir que le nombre dérisoire de 20.000 à 40.000 migrants par an ?
Au politicien européen farouchement opposé à l’immigration, je suggérerais de regarder autour de lui la prochaine fois qu’il se fait soigner à l’hôpital : une grande partie du personnel soignant est d’origine étrangère. Et pour ceux qui étanchent leur soif avec la célèbre eau minérale d’Évian, cela peut être l’occasion de réfléchir à l’indigne échec d’une conférence qui aurait pu sauver tant de vies – et aux enseignements que nous pouvons en tirer aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par Julia Gallin
Zeid Ra’ad Al Hussein est le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme.