Le rêve américain 2.0 demeure cependant possible, et il incombe aux candidats à la présidence du pays de proposer une feuille de route pour faire de ce rêve une réalité. Pour commencer, les dirigeants américains doivent expliquer le problème clairement. La Déclaration d’indépendance consacre la « poursuite du bonheur » comme une composante centrale de la vie en Amérique. Depuis 1776, toutes les générations ont cherché à s’élever socialement, et nombre d’entre elles – pas toutes – ont pendant longtemps réussi à atteindre la prospérité.
Pendant plus d’un siècle après la guerre de Sécession, les découvertes en matière d’énergie, de médecine, de télécommunications et de transports refaçonnent l’Amérique (et le reste du monde). La productivité économique augmente considérablement, tout comme l’espérance de vie moyenne. Pendant la majeure partie de cette période, une marée montante permet à la plupart des navires de voguer paisiblement. Les responsables politiques des deux principaux partis adoptent le principe national selon lequel n’importe qui peut s’en sortir en travaillant dur, et rendent progressivement – de manière certes imparfaite – cette promesse accessible aux immigrés, aux personnes de couleur, aux femmes, aux handicapés et autres catégories historiquement exclues de ce destin offert par la vie en Amérique.
Mais lorsque la croissance économique commence à ralentir dans les années 1970, une certaine frustration apparaît chez les électeurs, tandis que les chocs pétroliers, l’épisode du Watergate et l’effroyable fin de la guerre au Vietnam accentuent ce sentiment de l’opinion publique que le président Jimmy Carter qualifiera de « malaise » de l’Amérique. C’est dans ce contexte maussade que Ronald Reagan fera campagne en 1980 sur la promesse d’un « nouveau matin » pour le pays. La Réserve fédérale américaine ayant exprimé une volonté de faire le nécessaire pour maîtriser l’inflation, une baisse des impôts est opérée, et les États-Unis vont pour l’essentiel passer du statut de pays d’épargnants à celui de pays d’emprunteurs.
Au cours des décennies qui suivront, l’effet de levier financier poussera la croissance à la hausse, mais le rêve américain demeurera en sursis. Les Américains s’endettent pour acheter des biens étrangers, et les producteurs de ces biens acquièrent de la dette publique américaine, les taux d’intérêts restant par conséquent peu élevés. Bien que les Américains éprouvent une certaine prospérité, l’économie réelle va croître deux fois moins rapidement qu’à la vitesse auparavant observée, et les salaires médians vont plafonner.
Pendant ce temps, la Fed s’efforcera d’éteindre les incendies qui toucheront périodiquement les marchés financiers. Elle va cependant aggraver malencontreusement le problème du creusement des inégalités. En 2007, ses politiques ont opéré une expansion artificielle des marchés financiers, sur lesquels les actifs sont principalement détenus par les plus fortunés, expansion équivalente à trois fois la taille de l’économie réelle.
Le rêve américain ne fonctionne que lorsque la croissance est largement partagée, et que les obstacles structurels à l’élévation demeurent peu courants. Rien de cela ne s’observe aujourd’hui. D’après le Bureau du budget du Congrès, les taux de croissance annuelle de 4 % ne reviendront pas de sitôt, une croissance de 2 % pouvant tout au plus être espérée désormais. Par ailleurs, les innovations qui avaient dynamisé hier la croissance de l’emploi manufacturier et la mobilité sociale sont aujourd’hui remplacées par les technologies numériques. Or, en dépit des nombreux avantages qu’elles confèrent, les Amazon et les Uber de l’économie numérique détruisent aujourd’hui les emplois ouvriers, et poussent les salaires à la baisse.
La situation est d’autant plus difficile que le code fiscal américain favorise de plus en plus le capital par rapport au travail, ce qui contribue à expliquer pourquoi la part du travail dans le revenu national décline. En somme, les jeunes croulent sous une dette trop lourde, la génération du baby boom de l’après-guerre perçoit des retraites trop faibles, tandis que les personnes déplacées ou sans emploi manquent de sécurité et de flexibilité du travail. S’en sortir devient mission impossible.
Des jours meilleurs demeurent toutefois possibles. Nous savons ce qu’il nous faut accomplir pour contribuer à rééquilibrer le terrain de jeu, ainsi que pour rétablir une croissance et un dynamisme non créateurs de déficit. Il nous faut tout d’abord réduire la dette étudiante, en échange d’un service national dans des domaines comme l’enseignement, les secours, et les soins médicaux en zone rurale. C’est la meilleure décision à prendre, une décision qui par ailleurs galvaniserait une nouvelle génération d’agents du service public dans des domaines socialement importants qui souffrent actuellement d’une pénurie d’employés.
Deuxièmement, nous devons en finir avec les cadeaux fiscaux – plus précisément avec cette brèche qui existe concernant l’augmentation de l’assiette en matière de fiscalité et de taux d’intérêt dans l’immobilier – qui accentuent et consolident les inégalités de richesse. Nous pourrions ainsi libérer plusieurs milliards de dollars de nouvelles recettes fiscales.
Troisièmement, il s’agirait d’user de ces nouvelles recettes fiscales au service de trois objectifs clés. Tout d’abord, l’Amérique doit pouvoir proposer gratuitement un enseignement en collège communautaire pour former à nouveau ses travailleurs, dont un grand nombre ont été ou seront tôt ou tard déplacés par l’automatisation et autres nouvelles technologies. Nous avons ensuite besoin d’un programme national pour les infrastructures – l’équivalent moderne de la Works Progress Administration du président Franklin D. Roosevelt – qui pourrait employer beaucoup de ceux qui ont perdu leur emploi manufacturier. Enfin, il est temps de créer un fonds national pour les prêts étudiants, lesquels pourraient alors être remboursés sur la base d’une part prédéterminée des revenus futurs de l’étudiant, sur un nombre d’années précis. Ceux des étudiants qui finiraient par décrocher un emploi peu rémunérateur rembourseraient moins que ce qu’ils auraient emprunté, mais la perte serait compensée par les salaires plus élevés.
Quatrièmement, le salaire minimum fédéral doit non seulement être augmenté, mais également être indexé à l’inflation. Ceci permettrait aux Américains de suivre la cadence de l’augmentation du coût de la vie, tout en développant l’activité économique globale, comme l’a démontré la Banque de réserve fédérale de Chicago.
Cinquièmement, nous devons faire de l’accès à la garde d’enfants un bien universel, sans quoi la participation des femmes au monde du travail restera inférieure à son niveau potentiel. Enfin, nous devons offrir à chacun les mêmes avantages de retraite que ceux des plus fortunés, plus précisément via le développement du Thrift Savings Plan, qui fonctionne comme le système 401k, mais qui confère des avantages fiscaux indispensables à la plupart des travailleurs qui en manquent actuellement.
Les empires prospèrent puis s’effondrent – parfois pour ensuite à nouveau prospérer. L’actuelle trajectoire des États-Unis n’augure rien de bon. Si toutefois nous agissons rapidement, nous pouvons encore offrir un nouveau rêve américain à la plus grande économie de la planète.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Alexander Friedman, investisseur, a été PDG de GAM Investments, directeur des investissements chez UBS, directeur financier de la Bill & Melinda Gates Foundation, et membre de la Maison-Blanche.
© Project Syndicate 1995–2019
Pendant plus d’un siècle après la guerre de Sécession, les découvertes en matière d’énergie, de médecine, de télécommunications et de transports refaçonnent l’Amérique (et le reste du monde). La productivité économique augmente considérablement, tout comme l’espérance de vie moyenne. Pendant la majeure partie de cette période, une marée montante permet à la plupart des navires de voguer paisiblement. Les responsables politiques des deux principaux partis adoptent le principe national selon lequel n’importe qui peut s’en sortir en travaillant dur, et rendent progressivement – de manière certes imparfaite – cette promesse accessible aux immigrés, aux personnes de couleur, aux femmes, aux handicapés et autres catégories historiquement exclues de ce destin offert par la vie en Amérique.
Mais lorsque la croissance économique commence à ralentir dans les années 1970, une certaine frustration apparaît chez les électeurs, tandis que les chocs pétroliers, l’épisode du Watergate et l’effroyable fin de la guerre au Vietnam accentuent ce sentiment de l’opinion publique que le président Jimmy Carter qualifiera de « malaise » de l’Amérique. C’est dans ce contexte maussade que Ronald Reagan fera campagne en 1980 sur la promesse d’un « nouveau matin » pour le pays. La Réserve fédérale américaine ayant exprimé une volonté de faire le nécessaire pour maîtriser l’inflation, une baisse des impôts est opérée, et les États-Unis vont pour l’essentiel passer du statut de pays d’épargnants à celui de pays d’emprunteurs.
Au cours des décennies qui suivront, l’effet de levier financier poussera la croissance à la hausse, mais le rêve américain demeurera en sursis. Les Américains s’endettent pour acheter des biens étrangers, et les producteurs de ces biens acquièrent de la dette publique américaine, les taux d’intérêts restant par conséquent peu élevés. Bien que les Américains éprouvent une certaine prospérité, l’économie réelle va croître deux fois moins rapidement qu’à la vitesse auparavant observée, et les salaires médians vont plafonner.
Pendant ce temps, la Fed s’efforcera d’éteindre les incendies qui toucheront périodiquement les marchés financiers. Elle va cependant aggraver malencontreusement le problème du creusement des inégalités. En 2007, ses politiques ont opéré une expansion artificielle des marchés financiers, sur lesquels les actifs sont principalement détenus par les plus fortunés, expansion équivalente à trois fois la taille de l’économie réelle.
Le rêve américain ne fonctionne que lorsque la croissance est largement partagée, et que les obstacles structurels à l’élévation demeurent peu courants. Rien de cela ne s’observe aujourd’hui. D’après le Bureau du budget du Congrès, les taux de croissance annuelle de 4 % ne reviendront pas de sitôt, une croissance de 2 % pouvant tout au plus être espérée désormais. Par ailleurs, les innovations qui avaient dynamisé hier la croissance de l’emploi manufacturier et la mobilité sociale sont aujourd’hui remplacées par les technologies numériques. Or, en dépit des nombreux avantages qu’elles confèrent, les Amazon et les Uber de l’économie numérique détruisent aujourd’hui les emplois ouvriers, et poussent les salaires à la baisse.
La situation est d’autant plus difficile que le code fiscal américain favorise de plus en plus le capital par rapport au travail, ce qui contribue à expliquer pourquoi la part du travail dans le revenu national décline. En somme, les jeunes croulent sous une dette trop lourde, la génération du baby boom de l’après-guerre perçoit des retraites trop faibles, tandis que les personnes déplacées ou sans emploi manquent de sécurité et de flexibilité du travail. S’en sortir devient mission impossible.
Des jours meilleurs demeurent toutefois possibles. Nous savons ce qu’il nous faut accomplir pour contribuer à rééquilibrer le terrain de jeu, ainsi que pour rétablir une croissance et un dynamisme non créateurs de déficit. Il nous faut tout d’abord réduire la dette étudiante, en échange d’un service national dans des domaines comme l’enseignement, les secours, et les soins médicaux en zone rurale. C’est la meilleure décision à prendre, une décision qui par ailleurs galvaniserait une nouvelle génération d’agents du service public dans des domaines socialement importants qui souffrent actuellement d’une pénurie d’employés.
Deuxièmement, nous devons en finir avec les cadeaux fiscaux – plus précisément avec cette brèche qui existe concernant l’augmentation de l’assiette en matière de fiscalité et de taux d’intérêt dans l’immobilier – qui accentuent et consolident les inégalités de richesse. Nous pourrions ainsi libérer plusieurs milliards de dollars de nouvelles recettes fiscales.
Troisièmement, il s’agirait d’user de ces nouvelles recettes fiscales au service de trois objectifs clés. Tout d’abord, l’Amérique doit pouvoir proposer gratuitement un enseignement en collège communautaire pour former à nouveau ses travailleurs, dont un grand nombre ont été ou seront tôt ou tard déplacés par l’automatisation et autres nouvelles technologies. Nous avons ensuite besoin d’un programme national pour les infrastructures – l’équivalent moderne de la Works Progress Administration du président Franklin D. Roosevelt – qui pourrait employer beaucoup de ceux qui ont perdu leur emploi manufacturier. Enfin, il est temps de créer un fonds national pour les prêts étudiants, lesquels pourraient alors être remboursés sur la base d’une part prédéterminée des revenus futurs de l’étudiant, sur un nombre d’années précis. Ceux des étudiants qui finiraient par décrocher un emploi peu rémunérateur rembourseraient moins que ce qu’ils auraient emprunté, mais la perte serait compensée par les salaires plus élevés.
Quatrièmement, le salaire minimum fédéral doit non seulement être augmenté, mais également être indexé à l’inflation. Ceci permettrait aux Américains de suivre la cadence de l’augmentation du coût de la vie, tout en développant l’activité économique globale, comme l’a démontré la Banque de réserve fédérale de Chicago.
Cinquièmement, nous devons faire de l’accès à la garde d’enfants un bien universel, sans quoi la participation des femmes au monde du travail restera inférieure à son niveau potentiel. Enfin, nous devons offrir à chacun les mêmes avantages de retraite que ceux des plus fortunés, plus précisément via le développement du Thrift Savings Plan, qui fonctionne comme le système 401k, mais qui confère des avantages fiscaux indispensables à la plupart des travailleurs qui en manquent actuellement.
Les empires prospèrent puis s’effondrent – parfois pour ensuite à nouveau prospérer. L’actuelle trajectoire des États-Unis n’augure rien de bon. Si toutefois nous agissons rapidement, nous pouvons encore offrir un nouveau rêve américain à la plus grande économie de la planète.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Alexander Friedman, investisseur, a été PDG de GAM Investments, directeur des investissements chez UBS, directeur financier de la Bill & Melinda Gates Foundation, et membre de la Maison-Blanche.
© Project Syndicate 1995–2019