Pourtant, il y a un hic: les politiques monétaires accommodantes qui ont, dans une large mesure, permis aux économies de renouer avec la croissance atteignent leurs limites et menacent maintenant de perturber la reprise en créant les conditions d'une nouvelle crise financière.
Ces dernières années, les grandes banques centrales du monde ont adopté des politiques monétaires qui n’avaient jamais été aussi accommodantes, y compris en fixant les taux d’intérêt à des niveaux qualifiés par un récent rapport de la Deutsche Bank de « les plus bas jamais observés depuis plusieurs siècles ». Ceci, couplé à un assouplissement quantitatif à grande échelle, a injecté un montant massif de 32 billions de dollars dans l'économie mondiale au cours des neuf dernières années. Or, ces politiques non conventionnelles se révèlent être un cas classique de mauvais équilibre en théorie des jeux: chaque banque centrale gagne à maintenir les taux d'intérêt bas, mais, collectivement, leur approche constitue un piège.
Dans le monde globalisé d'aujourd'hui, une légère baisse des taux d'intérêt par une banque centrale individuelle peut générer des bénéfices, à commencer par l'affaiblissement de la monnaie qui stimule les exportations. Mais plus le nombre de pays ayant recours à cette stratégie augmente, plus la pression exercée sur le secteur bancaire est forte. Ceci est d’ores et déjà évident en Europe, où les cours des actions bancaires ont chuté de façon constante au cours des derniers mois.
De plus, des taux d'intérêt bas et surtout négatifs rend la détention de liquidités coûteuse, ce qui incite les investisseurs à rechercher des placements plus risqués présentant des rendements potentiels plus élevés. En conséquence, les obligations structurées adossées à des emprunts (collateralized loan obligations ou CLO) ont plus que doublé cette année, pour atteindre une valeur de marché globale de 460 milliards de dollars. Cela ressemble beaucoup à l'envolée des obligations adossées à des prêts bancaires (collateralized debt obligations ou CDO) qui avait contribué à la crise financière de 2008. Bien que le monde ait mis en place plus de mécanismes de régulation et de contrôle pour les CLO qu'il ne l’avait fait pour les CDO avant la crise, la tendance reste très préoccupante.
Enfin, la faiblesse persistante des taux d'intérêt peut pousser les gens à s’inquiéter concernant leurs fonds de retraite, les poussant à épargner davantage. Au lieu d’encourager la consommation, comme prévu, la stimulation monétaire peut créer un environnement qui affaiblit la demande et ralentit les perspectives de croissance économique.
Aujourd'hui, aucun pays ne peut éloigner le monde de ce piège. Les Etats-Unis, qui auraient pu prendre les devants dans le passé, ont cédé leur position de leader mondial au cours des dernières années – un processus qui a été fortement accéléré au cours de la première année de la présidence de Donald Trump. De plus, le G20 s’est récemment essoufflé à tenter d’encourager une coordination plus étroite des politiques monétaires et fiscales entre les principales économies avancées et émergentes du monde.
Peut-être un nouveau regroupement des principaux acteurs – le GMajor? – doit-il s’engager, avant qu'il ne soit trop tard. Pour acquérir la motivation nécessaire, les autorités monétaires devraient se rappeler le « dilemme du voyageur », une parabole de théorie des jeux qui met en évidence les pièges de la rationalité individuelle.
La parabole parle d’un groupe de voyageurs, qui rentrent tous à la maison avec le même objet en céramique acheté sur une île lointaine. Constatant que la céramique a été endommagée pendant le transport, ils exigent une indemnisation de la compagnie aérienne. Puisque le gestionnaire de la compagnie aérienne – connu sous le nom de « génie de la finance » – n'a aucune idée du prix de cet objet en céramique, il a besoin d’une solution créative pour déterminer le montant de l'indemnité.
Le directeur décide de demander à chaque voyageur d’écrire le prix – n’importe quel nombre entier entre 2 et 100 dollars – sans se concerter. Si tous écrivent le même nombre, ce montant sera accepté comme étant le prix, et chaque voyageur recevra une indemnité de ce même montant. S'ils écrivent des nombres différents, le nombre le plus bas sera considéré comme le prix correct. Les personnes ayant écrit le plus petit nombre recevront alors un montant additionnel de 2 dollars, en tant que récompense pour leur honnêteté, tandis que tous ceux qui ont écrit un nombre plus élevé recevront 2 dollars de moins pour punir leur tricherie. Donc, si certains écrivent 80 dollars et d’autres 90 dollars, ils recevront 82 et 78 dollars, respectivement, en compensation.
À première vue, les voyageurs sont ravis. La céramique n'a pas de valeur monétaire réelle, or, si chacun écrit 100 dollars, tous peuvent recevoir 100 dollars d’indemnisation. Un voyageur, cependant, se rend vite compte qu’écrire 99 dollars serait une meilleure option, car il recueillerait la récompense supplémentaire de 2 dollars, ce qui ferait un total de 101 dollars. Ce voyageur se rend vite compte, cependant, que d'autres doivent avoir eu la même idée, et décide donc de plutôt écrire 98 dollars. Et si les autres avaient pensé à la même chose ? Autant écrire 97 dollars pour être sûr. Etre sûr ?
En fin de compte, piégés par cette logique inexorable, tous les voyageurs finissent par écrire et recevoir 2 dollars. Le résultat peut sembler une catastrophe, mais il n’en est pas moins le choix le plus rationnel – « l’équilibre de Nash » du jeu du dilemme du voyageur. L’origine du surnom du génie de la finance est maintenant claire.
La morale de l'histoire est simple. La main invisible du marché ne conduit pas toujours des agents qui suivent individuellement leur propre intérêt à un résultat souhaitable collectivement. L’altruisme et le souci d’autrui doivent jouer un rôle. En leur absence, les joueurs doivent au moins coordonner leurs décisions. Si les banques centrales ne prennent pas ce message à cœur, elles se retrouveront bientôt à devoir balayer beaucoup de céramique cassée.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, est professeur d'économie à l’Université Cornell et Nonresident Senior Fellow de l'Institut Brookings.
Ces dernières années, les grandes banques centrales du monde ont adopté des politiques monétaires qui n’avaient jamais été aussi accommodantes, y compris en fixant les taux d’intérêt à des niveaux qualifiés par un récent rapport de la Deutsche Bank de « les plus bas jamais observés depuis plusieurs siècles ». Ceci, couplé à un assouplissement quantitatif à grande échelle, a injecté un montant massif de 32 billions de dollars dans l'économie mondiale au cours des neuf dernières années. Or, ces politiques non conventionnelles se révèlent être un cas classique de mauvais équilibre en théorie des jeux: chaque banque centrale gagne à maintenir les taux d'intérêt bas, mais, collectivement, leur approche constitue un piège.
Dans le monde globalisé d'aujourd'hui, une légère baisse des taux d'intérêt par une banque centrale individuelle peut générer des bénéfices, à commencer par l'affaiblissement de la monnaie qui stimule les exportations. Mais plus le nombre de pays ayant recours à cette stratégie augmente, plus la pression exercée sur le secteur bancaire est forte. Ceci est d’ores et déjà évident en Europe, où les cours des actions bancaires ont chuté de façon constante au cours des derniers mois.
De plus, des taux d'intérêt bas et surtout négatifs rend la détention de liquidités coûteuse, ce qui incite les investisseurs à rechercher des placements plus risqués présentant des rendements potentiels plus élevés. En conséquence, les obligations structurées adossées à des emprunts (collateralized loan obligations ou CLO) ont plus que doublé cette année, pour atteindre une valeur de marché globale de 460 milliards de dollars. Cela ressemble beaucoup à l'envolée des obligations adossées à des prêts bancaires (collateralized debt obligations ou CDO) qui avait contribué à la crise financière de 2008. Bien que le monde ait mis en place plus de mécanismes de régulation et de contrôle pour les CLO qu'il ne l’avait fait pour les CDO avant la crise, la tendance reste très préoccupante.
Enfin, la faiblesse persistante des taux d'intérêt peut pousser les gens à s’inquiéter concernant leurs fonds de retraite, les poussant à épargner davantage. Au lieu d’encourager la consommation, comme prévu, la stimulation monétaire peut créer un environnement qui affaiblit la demande et ralentit les perspectives de croissance économique.
Aujourd'hui, aucun pays ne peut éloigner le monde de ce piège. Les Etats-Unis, qui auraient pu prendre les devants dans le passé, ont cédé leur position de leader mondial au cours des dernières années – un processus qui a été fortement accéléré au cours de la première année de la présidence de Donald Trump. De plus, le G20 s’est récemment essoufflé à tenter d’encourager une coordination plus étroite des politiques monétaires et fiscales entre les principales économies avancées et émergentes du monde.
Peut-être un nouveau regroupement des principaux acteurs – le GMajor? – doit-il s’engager, avant qu'il ne soit trop tard. Pour acquérir la motivation nécessaire, les autorités monétaires devraient se rappeler le « dilemme du voyageur », une parabole de théorie des jeux qui met en évidence les pièges de la rationalité individuelle.
La parabole parle d’un groupe de voyageurs, qui rentrent tous à la maison avec le même objet en céramique acheté sur une île lointaine. Constatant que la céramique a été endommagée pendant le transport, ils exigent une indemnisation de la compagnie aérienne. Puisque le gestionnaire de la compagnie aérienne – connu sous le nom de « génie de la finance » – n'a aucune idée du prix de cet objet en céramique, il a besoin d’une solution créative pour déterminer le montant de l'indemnité.
Le directeur décide de demander à chaque voyageur d’écrire le prix – n’importe quel nombre entier entre 2 et 100 dollars – sans se concerter. Si tous écrivent le même nombre, ce montant sera accepté comme étant le prix, et chaque voyageur recevra une indemnité de ce même montant. S'ils écrivent des nombres différents, le nombre le plus bas sera considéré comme le prix correct. Les personnes ayant écrit le plus petit nombre recevront alors un montant additionnel de 2 dollars, en tant que récompense pour leur honnêteté, tandis que tous ceux qui ont écrit un nombre plus élevé recevront 2 dollars de moins pour punir leur tricherie. Donc, si certains écrivent 80 dollars et d’autres 90 dollars, ils recevront 82 et 78 dollars, respectivement, en compensation.
À première vue, les voyageurs sont ravis. La céramique n'a pas de valeur monétaire réelle, or, si chacun écrit 100 dollars, tous peuvent recevoir 100 dollars d’indemnisation. Un voyageur, cependant, se rend vite compte qu’écrire 99 dollars serait une meilleure option, car il recueillerait la récompense supplémentaire de 2 dollars, ce qui ferait un total de 101 dollars. Ce voyageur se rend vite compte, cependant, que d'autres doivent avoir eu la même idée, et décide donc de plutôt écrire 98 dollars. Et si les autres avaient pensé à la même chose ? Autant écrire 97 dollars pour être sûr. Etre sûr ?
En fin de compte, piégés par cette logique inexorable, tous les voyageurs finissent par écrire et recevoir 2 dollars. Le résultat peut sembler une catastrophe, mais il n’en est pas moins le choix le plus rationnel – « l’équilibre de Nash » du jeu du dilemme du voyageur. L’origine du surnom du génie de la finance est maintenant claire.
La morale de l'histoire est simple. La main invisible du marché ne conduit pas toujours des agents qui suivent individuellement leur propre intérêt à un résultat souhaitable collectivement. L’altruisme et le souci d’autrui doivent jouer un rôle. En leur absence, les joueurs doivent au moins coordonner leurs décisions. Si les banques centrales ne prennent pas ce message à cœur, elles se retrouveront bientôt à devoir balayer beaucoup de céramique cassée.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, est professeur d'économie à l’Université Cornell et Nonresident Senior Fellow de l'Institut Brookings.