En Turquie, le président Recep Tayyip Erdoğan a récemment limogé le gouverneur de la banque centrale. Le nouveau responsable applique désormais d’importantes réductions de taux. D’autres exemples abondent, qui voient les gouvernements populistes prendre pour cible les banques centrales depuis quelques mois.
En théorie, l’indépendance des banques centrales signifie que les décideurs de la politique monétaire sont libres de prendre des décisions impopulaires mais nécessaires, notamment dans la lutte contre l’inflation et les excès de la finance, puisqu’ils n’ont pas à satisfaire un électorat. Par opposition, lorsqu’ils sont confrontés à des choix difficiles, les dirigeants élus sont toujours tentés d’adopter une réponse plus souple, quelques qu’en soient les coûts à plus long terme. C’est pour éviter cela qu’ils ont confié à des banquiers centraux la tâche consistant à intervenir directement sur les questions monétaires et financières, ces banquiers centraux décidant discrétionnairement de la manière d’atteindre les objectifs fixés par les dirigeants politiques.
Ce fonctionnement confère aux investisseurs une plus grande confiance dans la stabilité monétaire et financière de tel ou tel État, les investisseurs récompensant un pays donné (et son gouvernement) en acceptant des taux d’intérêt moins élevés sur sa dette. En théorie, l’État concerné coule ainsi des jours heureux, bénéficiant d’une faible inflation et d’une stabilité de son secteur financier.
Ayant démontré son efficacité dans de nombreux pays à partir des années 1980, l’indépendance des banques centrales est devenue le mantra des dirigeants politiques dans les années 1990. Les banquiers centraux étaient alors tenus en haute estime, et leurs recommandations, pourtant souvent elliptiques voire incompréhensibles, étaient accueillies avec une profonde révérence. Redoutant un retour de l’inflation forte observée au début des années 1980, les dirigeants politiques concédaient une importante marge de manœuvre aux décideurs monétaires, et n’évoquaient que très rarement leur action publiquement.
Aujourd’hui, trois évolutions semblent toutefois bouleverser ce fonctionnement dans les pays développés. La première réside dans la crise financière mondiale de 2008, qui a semblé suggérer que les banques centrales s’étaient endormies au volant. En effet, bien que les banquiers centraux soient parvenus à créer autour d’eux une aura encore plus puissante en élaborant une réponse forte face à la crise, les dirigeants politiques n’acceptent plus autant qu’hier de devoir partager la scène avec ces sauveurs non élus.
Deuxièmement, toujours depuis la crise, les banques centrales ont souvent échoué à atteindre leurs objectifs d’inflation. Bien que cela puisse suggérer qu’ils auraient pu œuvrer davantage pour renforcer la croissance, ils n’ont en réalité pas les moyens de procéder à nouveau à un assouplissement quantitatif, même en usant d’outils non conventionnels. Tout indice de nouvel assouplissement semble encourager davantage la prise de risques financiers que l’investissement réel. Les banquiers centraux sont ainsi devenus les otages de l’aura qu’ils s’étaient constitué. Tandis que l’opinion publique pense que les décideurs monétaires détiennent des pouvoirs magiques, les dirigeants politiques se demandent pourquoi ces pouvoirs ne sont pas employés pour leur permettre d’honorer leur mandat.
Troisièmement, de nombreuses banques centrales ont modifié ces dernières années leur approche de communication, passant de déclarations delphiques à une politique de transparence totale. Or, depuis la crise, nombre de leurs prévisions publiques de croissance et d’inflation se sont révélées inexactes. Aux yeux du plus grand nombre, peu importe que ces estimations aient été les meilleures à un instant donné. Seul reste le fait qu’elles étaient erronées. Les banques centrales se retrouvent ainsi condamnées à trois égards par les politiciens : elles n’ont pas su prévenir la crise financière et n’en ont pas payé le prix, elles échouent aujourd’hui à remplir leur mission, et elles ne semblent pas en savoir beaucoup plus que le commun des mortels sur l’économie.
Pas étonnant que les dirigeants populistes comptent parmi les plus critiques à l’égard des banques centrales. Les populistes se disent investis d’un mandat confié par « le peuple », consistant à reprendre aux « élites » le contrôle des institutions, élites qu’incarnent au plus haut point les intellectuels docteurs en économie qui s’expriment dans un langage obscur et se réunissent périodiquement derrière des portes fermées en des lieux comme Bâle, en Suisse. Pour un leader populiste craignant qu’une récession fasse dérailler son programme et ternisse sa propre image d’infaillibilité, la banque centrale constitue le parfait bouc-émissaire.
Les marchés semblent curieusement peu perturbés par ces attaques. Autrefois, ils auraient régi en poussant pour la hausse des taux d’intérêt. Mais les investisseurs semblent en être arrivés à la conclusion que les conséquences déflationnistes de l’incertitude politique engendrée par l’action peu orthodoxe et imprévisible des administrations publiques importent beaucoup plus que les atteintes à l’indépendance des banques centrales. Ils souhaitent par conséquent voir les banques centrales répondre comme l’entendent les dirigeants populistes, non pas pour soutenir leurs « formidables » politiques, mais pour en éviter les conséquences défavorables.
Le mandat d’une banque centrale lui impose d’assouplir la politique monétaire quand la croissance faiblit, même lorsque les propres politiques du gouvernement sont à l’origine du problème. Bien que la banque centrale demeure autonome, elle devient de fait un suiveur dépendant. Dans ce cas, elle peut même inciter le gouvernement à entreprendre des mesures plus risquées, puisqu’intervient l’hypothèse selon laquelle la banque centrale renflouera l’économie selon les besoins. Pire encore, les dirigeants populistes peuvent croire à tort que la banque centrale pourra œuvrer pour sauver l’économie de leurs erreurs politiques au-delà de ce qu’elle peut en réalité accomplir. Ces malentendus pourraient se révéler extrêmement problématique pour l’économie.
Les banquiers centraux ne sont pas non plus à l’abri d’attaques publiques. Ils savent qu’une mauvaise image peut impacter la crédibilité de la banque centrale, de même que sa capacité à recruter ainsi qu’à agir dans le futur. Conscients d’être voués à porter le chapeau en cas d’échec économique, il serait compréhensible que les banquiers centraux se protègent davantage contre cette éventualité. Hier, le prix à payer aurait résidé dans une plus forte inflation à moyen terme ; aujourd’hui, il faut davantage s’attendre à ce qu’il prenne la forme d’une future instabilité financière. Cette possibilité tendra bien entendu à réduire les taux d’intérêt du marché plutôt qu’à les élever.
Que peuvent faire les banquiers centraux ? Il leur faut par-dessus tout expliquer leur rôle au public, et pourquoi ce rôle ne se limite pas à augmenter ou réduire les taux d’intérêt à leur guise. Powell fait preuve de transparence dans ses discours, ses conférences de presses, et d’honnêteté quant aux propres incertitudes des banquiers centraux concernant l’économie. La démystification du rôle des banques centrales les exposera peut-être à des attaques à court terme, mais ce choix se révélera payant sur le long terme. Plus tôt le public comprendra que les banquiers centraux sont des gens comme tout le monde, qui exercent un métier difficile, avec les outils limités dont ils disposent dans des circonstances complexes, moins le public attendra de la politique monétaire qu’elle rectifie comme par magie les erreurs des dirigeants politiques élus. Dans le contexte actuel, telle est sans doute la meilleure forme d’indépendance que peuvent espérer les banquiers centraux.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Raghuram G. Rajan, gouverneur de la Banque de réserve de l'Inde entre 2013 et 2016, est professeur de finance à la Booth School of Business de l'Université de Chicago, et auteur d’un récent ouvrage intitulé The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind .
© Project Syndicate 1995–2019
En théorie, l’indépendance des banques centrales signifie que les décideurs de la politique monétaire sont libres de prendre des décisions impopulaires mais nécessaires, notamment dans la lutte contre l’inflation et les excès de la finance, puisqu’ils n’ont pas à satisfaire un électorat. Par opposition, lorsqu’ils sont confrontés à des choix difficiles, les dirigeants élus sont toujours tentés d’adopter une réponse plus souple, quelques qu’en soient les coûts à plus long terme. C’est pour éviter cela qu’ils ont confié à des banquiers centraux la tâche consistant à intervenir directement sur les questions monétaires et financières, ces banquiers centraux décidant discrétionnairement de la manière d’atteindre les objectifs fixés par les dirigeants politiques.
Ce fonctionnement confère aux investisseurs une plus grande confiance dans la stabilité monétaire et financière de tel ou tel État, les investisseurs récompensant un pays donné (et son gouvernement) en acceptant des taux d’intérêt moins élevés sur sa dette. En théorie, l’État concerné coule ainsi des jours heureux, bénéficiant d’une faible inflation et d’une stabilité de son secteur financier.
Ayant démontré son efficacité dans de nombreux pays à partir des années 1980, l’indépendance des banques centrales est devenue le mantra des dirigeants politiques dans les années 1990. Les banquiers centraux étaient alors tenus en haute estime, et leurs recommandations, pourtant souvent elliptiques voire incompréhensibles, étaient accueillies avec une profonde révérence. Redoutant un retour de l’inflation forte observée au début des années 1980, les dirigeants politiques concédaient une importante marge de manœuvre aux décideurs monétaires, et n’évoquaient que très rarement leur action publiquement.
Aujourd’hui, trois évolutions semblent toutefois bouleverser ce fonctionnement dans les pays développés. La première réside dans la crise financière mondiale de 2008, qui a semblé suggérer que les banques centrales s’étaient endormies au volant. En effet, bien que les banquiers centraux soient parvenus à créer autour d’eux une aura encore plus puissante en élaborant une réponse forte face à la crise, les dirigeants politiques n’acceptent plus autant qu’hier de devoir partager la scène avec ces sauveurs non élus.
Deuxièmement, toujours depuis la crise, les banques centrales ont souvent échoué à atteindre leurs objectifs d’inflation. Bien que cela puisse suggérer qu’ils auraient pu œuvrer davantage pour renforcer la croissance, ils n’ont en réalité pas les moyens de procéder à nouveau à un assouplissement quantitatif, même en usant d’outils non conventionnels. Tout indice de nouvel assouplissement semble encourager davantage la prise de risques financiers que l’investissement réel. Les banquiers centraux sont ainsi devenus les otages de l’aura qu’ils s’étaient constitué. Tandis que l’opinion publique pense que les décideurs monétaires détiennent des pouvoirs magiques, les dirigeants politiques se demandent pourquoi ces pouvoirs ne sont pas employés pour leur permettre d’honorer leur mandat.
Troisièmement, de nombreuses banques centrales ont modifié ces dernières années leur approche de communication, passant de déclarations delphiques à une politique de transparence totale. Or, depuis la crise, nombre de leurs prévisions publiques de croissance et d’inflation se sont révélées inexactes. Aux yeux du plus grand nombre, peu importe que ces estimations aient été les meilleures à un instant donné. Seul reste le fait qu’elles étaient erronées. Les banques centrales se retrouvent ainsi condamnées à trois égards par les politiciens : elles n’ont pas su prévenir la crise financière et n’en ont pas payé le prix, elles échouent aujourd’hui à remplir leur mission, et elles ne semblent pas en savoir beaucoup plus que le commun des mortels sur l’économie.
Pas étonnant que les dirigeants populistes comptent parmi les plus critiques à l’égard des banques centrales. Les populistes se disent investis d’un mandat confié par « le peuple », consistant à reprendre aux « élites » le contrôle des institutions, élites qu’incarnent au plus haut point les intellectuels docteurs en économie qui s’expriment dans un langage obscur et se réunissent périodiquement derrière des portes fermées en des lieux comme Bâle, en Suisse. Pour un leader populiste craignant qu’une récession fasse dérailler son programme et ternisse sa propre image d’infaillibilité, la banque centrale constitue le parfait bouc-émissaire.
Les marchés semblent curieusement peu perturbés par ces attaques. Autrefois, ils auraient régi en poussant pour la hausse des taux d’intérêt. Mais les investisseurs semblent en être arrivés à la conclusion que les conséquences déflationnistes de l’incertitude politique engendrée par l’action peu orthodoxe et imprévisible des administrations publiques importent beaucoup plus que les atteintes à l’indépendance des banques centrales. Ils souhaitent par conséquent voir les banques centrales répondre comme l’entendent les dirigeants populistes, non pas pour soutenir leurs « formidables » politiques, mais pour en éviter les conséquences défavorables.
Le mandat d’une banque centrale lui impose d’assouplir la politique monétaire quand la croissance faiblit, même lorsque les propres politiques du gouvernement sont à l’origine du problème. Bien que la banque centrale demeure autonome, elle devient de fait un suiveur dépendant. Dans ce cas, elle peut même inciter le gouvernement à entreprendre des mesures plus risquées, puisqu’intervient l’hypothèse selon laquelle la banque centrale renflouera l’économie selon les besoins. Pire encore, les dirigeants populistes peuvent croire à tort que la banque centrale pourra œuvrer pour sauver l’économie de leurs erreurs politiques au-delà de ce qu’elle peut en réalité accomplir. Ces malentendus pourraient se révéler extrêmement problématique pour l’économie.
Les banquiers centraux ne sont pas non plus à l’abri d’attaques publiques. Ils savent qu’une mauvaise image peut impacter la crédibilité de la banque centrale, de même que sa capacité à recruter ainsi qu’à agir dans le futur. Conscients d’être voués à porter le chapeau en cas d’échec économique, il serait compréhensible que les banquiers centraux se protègent davantage contre cette éventualité. Hier, le prix à payer aurait résidé dans une plus forte inflation à moyen terme ; aujourd’hui, il faut davantage s’attendre à ce qu’il prenne la forme d’une future instabilité financière. Cette possibilité tendra bien entendu à réduire les taux d’intérêt du marché plutôt qu’à les élever.
Que peuvent faire les banquiers centraux ? Il leur faut par-dessus tout expliquer leur rôle au public, et pourquoi ce rôle ne se limite pas à augmenter ou réduire les taux d’intérêt à leur guise. Powell fait preuve de transparence dans ses discours, ses conférences de presses, et d’honnêteté quant aux propres incertitudes des banquiers centraux concernant l’économie. La démystification du rôle des banques centrales les exposera peut-être à des attaques à court terme, mais ce choix se révélera payant sur le long terme. Plus tôt le public comprendra que les banquiers centraux sont des gens comme tout le monde, qui exercent un métier difficile, avec les outils limités dont ils disposent dans des circonstances complexes, moins le public attendra de la politique monétaire qu’elle rectifie comme par magie les erreurs des dirigeants politiques élus. Dans le contexte actuel, telle est sans doute la meilleure forme d’indépendance que peuvent espérer les banquiers centraux.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Raghuram G. Rajan, gouverneur de la Banque de réserve de l'Inde entre 2013 et 2016, est professeur de finance à la Booth School of Business de l'Université de Chicago, et auteur d’un récent ouvrage intitulé The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind .
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