Si un tel monde peut sembler utopique, il correspond en réalité à la manière dont est produit depuis 50 ans le vaccin contre la grippe. En effet, dans le cadre du Système mondial de surveillance de la grippe et de riposte (GISRS) de l’Organisation mondiale de a santé, les experts du monde entier se réunissent deux fois par an pour analyser et discuter des dernières données sur les souches grippales émergentes, et décident des souches à intégrer chaque année dans le vaccin proposé. Réseau de laboratoires couvrant 110 pays, financé presque exclusivement par les gouvernements (et en partie par les fondations), le GISRS illustre à la perfection ce que Amy Kapczynski de la Yale Law School appelle la « science ouverte ».
Le GISRS se concentrant strictement sur la protection de la vie humaine, plutôt que sur le profit, il est en position idéale pour rassembler, interpréter et communiquer des connaissances applicables au développement de vaccins. Si cette approche est parfois considérée comme acquise, ses bienfaits apparaissent aujourd’hui très clairs.
Dans sa riposte contre la pandémie, la communauté scientifique mondiale démontre une volonté remarquable de partager ses connaissances sur les traitements potentiels, de coordonner les essais cliniques, de développer de nouveaux modèles de manière transparente, et de publier ses découvertes sans délai. Dans ce nouveau climat de coopération, nous pourrions facilement avoir tendance à oublier que les sociétés pharmaceutiques commerciales privatisent et verrouillent des connaissances qui devraient être communes , et cela depuis des dizaines d’années, en exerçant un contrôle sur un certain nombre de médicaments vitaux, au moyen de brevets injustifiés, inutiles ou secondaires, ainsi qu’en faisant pression contre l’approbation et la production de génériques.
En pleine pandémie de COVID-19, il devient douloureusement évident que cette monopolisation s’opère au prix de vies humaines. Le contrôle monopolistique sur les technologies utilisées pour dépister le virus entrave le déploiement rapide d’un plus grand nombre de kits de test, de même que les 441 brevets de la marque 3M mentionnant « respirateur » ou « N95 » compliquent la possibilité pour de nouveaux producteurs de fabriquer des masques de catégorie médicale à grande échelle. Pire encore, plusieurs brevets sont actuellement en vigueur dans la majeure partie du monde concernant trois des traitements les plus prometteurs contre le COVID-19 – remdesivir, favipiravir, et lopinavir/ritonavir. D’ores et déjà, ces brevets font obstacle à la concurrence, menaçant à la fois l’abordabilité et l’approvisionnement de nouveaux médicaments.
Nous devons aujourd’hui faire un choix entre deux futurs. Premier scénario, nous poursuivons comme à l’habitude, et nous nous en remettons aux grandes sociétés pharmaceutiques, en espérant qu’un potentiel traitement contre le COVID-19 satisfera aux essais cliniques, et que d’autres technologies de détection, de test et de protection seront proposées. Dans cet avenir-là, les brevets conféreront aux fournisseurs monopolistiques un contrôle sur la plupart de ces innovations. Ces fournisseurs fixeront des prix élevés, ce qui conduira en aval à un rationnement des soins. Sans intervention publique forte, nous ne pourrons que déplorer le nombre de morts, en particulier dans les pays en voie de développement.
Le même problème existera pour tout vaccin potentiel contre le COVID-19. Car à la différence du vaccin de Jonas Salk contre la polio, qui a été immédiatement mis à disposition gratuitement, la plupart des vaccins aujourd’hui commercialisés sont brevetés. Le PCV13, par exemple, actuel vaccin à plusieurs souches contre la pneumonie, qui est administré aux nouveau-nés, coûte plusieurs centaines de dollars, puisqu’il appartient au monopole de Pfizer. Et bien que Gavi, l’Alliance du vaccin, subventionne une partie des coûts de ce vaccin dans les pays en voie de développement, de nombreuses personnes ne peuvent se le payer. En Inde, plus de 100 000 décès évitables chez les jeunes enfants atteints de pneumonie sont constatés chaque année, pendant que le vaccin rapporte environ 5 milliards $ de chiffre d’affaires annuel à Pfizer.
Autre futur possible, nous reconnaîtrions que le système actuel – qui permet aux monopoles privés de tirer profit de connaissances largement issues d’institutions publiques – est absolument inacceptable. Comme le proclament depuis de nombreuses années les experts et défenseurs de la santé publique, les monopoles tuent, en empêchant l’accès à des médicaments vitaux qui auraient été disponibles si un autre système existait – comme celui qui facilite chaque année la production d’un vaccin contre la grippe.
Certaines dynamiques s’amorcent aujourd’hui en direction d’approches alternatives. Au Costa Rica, par exemple, le gouvernement a récemment appelé l’OMS à créer un système de regroupement volontaire de droits de PI pour les traitements contre le COVID-19, ce qui permettrait à différents fabricants de proposer de nouveaux médicaments et dispositifs de diagnostic à des prix plus abordables.
Le regroupement de brevets n’est pas une idée nouvelle. Au travers du Medicines Patent Pool, les Nations Unies et l’OMS travaillent depuis des années pour améliorer l’accès aux traitements contre le VIH/SIDA, l’hépatite C, la tuberculose, et ont désormais étendu ce programme au COVID-19.
Communautés de brevets, fonds de rétribution, et autres initiatives du même ordre s’inscrivent dans le cadre d’un programme plus large visant à réformer la manière dont les médicaments vitaux sont développés et mis à disposition. L’objectif consiste à remplacer un système fondé sur les brevets par un système axé sur la coopération et le partage des connaissances.
Bien entendu, certains feront valoir la singularité de la crise du COVID-19, ou l’idée selon laquelle la menace de licences obligatoires suffirait à pousser les sociétés pharmaceutiques à se comporter décemment. Or, au-delà des chercheurs qui œuvrent en première ligne sans s’intéresser exclusivement aux profits à court terme, rien ne permet de penser que les grandes sociétés pharmaceutiques comprennent véritablement leurs responsabilités. Gilead, fabricant du remdesivir, a en effet réagi dans un premier temps à la crise actuelle en demandant le statut de « médicament orphelin », ce qui lui aurait conféré une solide position de monopole, ainsi que des allègements fiscaux à hauteur de plusieurs millions de dollars (face à l’indignation publique, la société a retiré sa demande).
Depuis trop longtemps, nous acceptons le mythe selon lequel le système actuel de PI serait une nécessité. Les réussites démontrées du GISRS et d’autres mécanismes de « science ouverte » nous prouvent le contraire. Le tribut humain du COVID-19 ne cessant de s’alourdir, nous devons aujourd’hui remettre en question la sagesse et la moralité d’un système qui condamne chaque année en silence plusieurs millions d’être humains à la souffrance et à la mort.
L’heure est venue d’appliquer une nouvelle approche. Certains universitaires et responsables politiques ont d’ores et déjà formulé nombre de propositions prometteuses en direction d’une innovation pharmaceutique socialement utile – et pas uniquement rentable. Jamais une période n’avait été plus propice à la mise en application de ces idées.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie et professeur à l’Université de Columbia, est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé People, Power, and Profits: Progressive Capitalism for an Age of Discontent . Arjun Jayadev est professeur à l’Azim Premji University, ainsi qu’économiste principal à l’Institut pour une nouvelle pensée économique. Achal Prabhala est membre de la Shuttleworth Foundation, et coordinateur de l’accessibsa project, qui milite pour l’accès aux médicaments en Inde, au Brésil et en Afrique du Sud.
© Project Syndicate 1995–2020
Le GISRS se concentrant strictement sur la protection de la vie humaine, plutôt que sur le profit, il est en position idéale pour rassembler, interpréter et communiquer des connaissances applicables au développement de vaccins. Si cette approche est parfois considérée comme acquise, ses bienfaits apparaissent aujourd’hui très clairs.
Dans sa riposte contre la pandémie, la communauté scientifique mondiale démontre une volonté remarquable de partager ses connaissances sur les traitements potentiels, de coordonner les essais cliniques, de développer de nouveaux modèles de manière transparente, et de publier ses découvertes sans délai. Dans ce nouveau climat de coopération, nous pourrions facilement avoir tendance à oublier que les sociétés pharmaceutiques commerciales privatisent et verrouillent des connaissances qui devraient être communes , et cela depuis des dizaines d’années, en exerçant un contrôle sur un certain nombre de médicaments vitaux, au moyen de brevets injustifiés, inutiles ou secondaires, ainsi qu’en faisant pression contre l’approbation et la production de génériques.
En pleine pandémie de COVID-19, il devient douloureusement évident que cette monopolisation s’opère au prix de vies humaines. Le contrôle monopolistique sur les technologies utilisées pour dépister le virus entrave le déploiement rapide d’un plus grand nombre de kits de test, de même que les 441 brevets de la marque 3M mentionnant « respirateur » ou « N95 » compliquent la possibilité pour de nouveaux producteurs de fabriquer des masques de catégorie médicale à grande échelle. Pire encore, plusieurs brevets sont actuellement en vigueur dans la majeure partie du monde concernant trois des traitements les plus prometteurs contre le COVID-19 – remdesivir, favipiravir, et lopinavir/ritonavir. D’ores et déjà, ces brevets font obstacle à la concurrence, menaçant à la fois l’abordabilité et l’approvisionnement de nouveaux médicaments.
Nous devons aujourd’hui faire un choix entre deux futurs. Premier scénario, nous poursuivons comme à l’habitude, et nous nous en remettons aux grandes sociétés pharmaceutiques, en espérant qu’un potentiel traitement contre le COVID-19 satisfera aux essais cliniques, et que d’autres technologies de détection, de test et de protection seront proposées. Dans cet avenir-là, les brevets conféreront aux fournisseurs monopolistiques un contrôle sur la plupart de ces innovations. Ces fournisseurs fixeront des prix élevés, ce qui conduira en aval à un rationnement des soins. Sans intervention publique forte, nous ne pourrons que déplorer le nombre de morts, en particulier dans les pays en voie de développement.
Le même problème existera pour tout vaccin potentiel contre le COVID-19. Car à la différence du vaccin de Jonas Salk contre la polio, qui a été immédiatement mis à disposition gratuitement, la plupart des vaccins aujourd’hui commercialisés sont brevetés. Le PCV13, par exemple, actuel vaccin à plusieurs souches contre la pneumonie, qui est administré aux nouveau-nés, coûte plusieurs centaines de dollars, puisqu’il appartient au monopole de Pfizer. Et bien que Gavi, l’Alliance du vaccin, subventionne une partie des coûts de ce vaccin dans les pays en voie de développement, de nombreuses personnes ne peuvent se le payer. En Inde, plus de 100 000 décès évitables chez les jeunes enfants atteints de pneumonie sont constatés chaque année, pendant que le vaccin rapporte environ 5 milliards $ de chiffre d’affaires annuel à Pfizer.
Autre futur possible, nous reconnaîtrions que le système actuel – qui permet aux monopoles privés de tirer profit de connaissances largement issues d’institutions publiques – est absolument inacceptable. Comme le proclament depuis de nombreuses années les experts et défenseurs de la santé publique, les monopoles tuent, en empêchant l’accès à des médicaments vitaux qui auraient été disponibles si un autre système existait – comme celui qui facilite chaque année la production d’un vaccin contre la grippe.
Certaines dynamiques s’amorcent aujourd’hui en direction d’approches alternatives. Au Costa Rica, par exemple, le gouvernement a récemment appelé l’OMS à créer un système de regroupement volontaire de droits de PI pour les traitements contre le COVID-19, ce qui permettrait à différents fabricants de proposer de nouveaux médicaments et dispositifs de diagnostic à des prix plus abordables.
Le regroupement de brevets n’est pas une idée nouvelle. Au travers du Medicines Patent Pool, les Nations Unies et l’OMS travaillent depuis des années pour améliorer l’accès aux traitements contre le VIH/SIDA, l’hépatite C, la tuberculose, et ont désormais étendu ce programme au COVID-19.
Communautés de brevets, fonds de rétribution, et autres initiatives du même ordre s’inscrivent dans le cadre d’un programme plus large visant à réformer la manière dont les médicaments vitaux sont développés et mis à disposition. L’objectif consiste à remplacer un système fondé sur les brevets par un système axé sur la coopération et le partage des connaissances.
Bien entendu, certains feront valoir la singularité de la crise du COVID-19, ou l’idée selon laquelle la menace de licences obligatoires suffirait à pousser les sociétés pharmaceutiques à se comporter décemment. Or, au-delà des chercheurs qui œuvrent en première ligne sans s’intéresser exclusivement aux profits à court terme, rien ne permet de penser que les grandes sociétés pharmaceutiques comprennent véritablement leurs responsabilités. Gilead, fabricant du remdesivir, a en effet réagi dans un premier temps à la crise actuelle en demandant le statut de « médicament orphelin », ce qui lui aurait conféré une solide position de monopole, ainsi que des allègements fiscaux à hauteur de plusieurs millions de dollars (face à l’indignation publique, la société a retiré sa demande).
Depuis trop longtemps, nous acceptons le mythe selon lequel le système actuel de PI serait une nécessité. Les réussites démontrées du GISRS et d’autres mécanismes de « science ouverte » nous prouvent le contraire. Le tribut humain du COVID-19 ne cessant de s’alourdir, nous devons aujourd’hui remettre en question la sagesse et la moralité d’un système qui condamne chaque année en silence plusieurs millions d’être humains à la souffrance et à la mort.
L’heure est venue d’appliquer une nouvelle approche. Certains universitaires et responsables politiques ont d’ores et déjà formulé nombre de propositions prometteuses en direction d’une innovation pharmaceutique socialement utile – et pas uniquement rentable. Jamais une période n’avait été plus propice à la mise en application de ces idées.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie et professeur à l’Université de Columbia, est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé People, Power, and Profits: Progressive Capitalism for an Age of Discontent . Arjun Jayadev est professeur à l’Azim Premji University, ainsi qu’économiste principal à l’Institut pour une nouvelle pensée économique. Achal Prabhala est membre de la Shuttleworth Foundation, et coordinateur de l’accessibsa project, qui milite pour l’accès aux médicaments en Inde, au Brésil et en Afrique du Sud.
© Project Syndicate 1995–2020