Et cela semble bien être le but poursuivi par certaines têtes brûlées aux États-Unis, malgré l’évidence, à savoir que Téhéran, dans la lutte contre l’État islamique (EI) est du même côté que Washington. À quoi il faut ajouter que l’Iran, au contraire de la plupart de ses adversaires, est une démocratie qui fonctionne. Ironie de l’histoire, la rhétorique américaine et saoudienne s’est infléchie deux jours seulement après les élections iraniennes du 19 mai, qui se sont soldées par la victoire des modérés et du président sortant Hassan Rohani sur les partisans de la ligne dure.
Peut-être Trump n’a-t-il embrassé la cause saoudienne que par opportunisme d’homme d’affaires. Il s’est montré ravi de la décision saoudienne d’acheter de nouvelles armes américaines pour un montant de 110 milliards de dollars, un contrat qu’il a immédiatement traduit par « des emplois, des emplois, des emplois », comme s’il n’était d’autre solution, pour fournir aux travailleurs américains des emplois profitables, que d’attiser la guerre. Et qui sait quels contrats privés pour Trump et sa famille pourraient aussi se dissimuler derrière l’enthousiasme avec lequel il a pris le parti saoudien ?
La rhétorique boursouflée de l’administration Trump à l’égard de l’Iran est si l’on peut dire dans l’ordre des choses. L’action de l’Amérique à l’étranger est entachée de guerres absurdes, tragiques et cruellement destructrices qui n’eurent d’autre but que d’illustrer les orientations scabreuses de la propagande officielle. Comment expliquer, sinon, en dernière analyse, que l’Amérique se soit si coûteusement et inutilement enlisée au Viêt-Nam, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen ou ailleurs dans nombres d’autres conflits ?
L’animosité de l’Amérique à l’égard de l’Iran remonte à la révolution islamique de 1979. Les 444 jours que dura le supplice de la prise en otage du personnel de l’ambassade américaine de Téhéran par des étudiants radicaux iraniens constituèrent pour l’opinion américaine un choc psychologique dont elle n’est toujours pas remise. Du début à la fin, le drame des otages domina les médias américains, et il en résulta une sorte de trouble collectif du stress post-traumatique, comparable au choc social que produisirent, une génération plus tard, les attentats du 11-Septembre.
Pour la plupart des Américains, alors comme aujourd’hui, la crise des otages – et bien évidemment la révolution iranienne elle-même – fut une véritable surprise. Bien peu comprennent que cette révolution a éclaté un quart de siècle après que la CIA et l’agence de renseignement britannique, le MI6, ont poussé, en 1953, au renversement du gouvernement démocratiquement élu du pays, et contribué à l’installation d’un État policier sous l’égide du shah, afin de préserver l’emprise anglo-américaine sur le pétrole iranien, alors menacé de nationalisation. Et la plupart des Américains ne savent pas non plus que la crise des otages fut précipitée par la décision malencontreuse d’admettre aux États-Unis le shah, qui venait d’être renversé, pour un traitement médical – ce que beaucoup d’Iraniens considéraient comme une menace envers la révolution.
L’administration Reagan soutint l’Irak, qui alla jusqu’à faire usage d’armes chimiques, dans sa guerre d’agression contre l’Iran. Lorsque les combats prirent fin, en 1998, les États-Unis poursuivirent leur politique en votant des sanctions financières et commerciales, toujours en vigueur aujourd’hui. Depuis 1953, les États-Unis se sont opposés à la souveraineté de l’Iran et à son développement économique, que ce soit par l’action clandestine, par l’appui au régime autoritaire de 1953 à 1979, par le soutien à ses ennemis, ou par des sanctions qui se sont prolongées des dizaines d’années durant.
Mais l’animosité de l’Amérique à l’égard de l’Iran a aussi une autre raison : son soutien au Hezbollah et au Hamas, deux ennemis acharnés d’Israël. Là aussi, il importe de comprendre le contexte historique.
En 1982, Israël envahissait le Liban, cherchant à y écraser les combattants palestiniens opérant à partir du pays. Au lendemain de cette guerre et parallèlement à des massacres de populations musulmanes que permirent les forces d’occupation israéliennes, l’Iran soutint la formation d’une milice à direction chiite, le Hezbollah, afin de résister à l’occupation israélienne dans le sud du Liban. Lorsque Israël se retire du Liban, en 2000, presque vingt ans après l’invasion, le Hezbollah est devenu un acteur militaire, politique et social de premier plan, et une source constante d’irritation pour Israël.
L’Iran soutient aussi le Hamas, un groupe sunnite radical qui rejette le droit d’Israël à exister. Après des décennies d’occupation des terres palestiniennes saisies par Israël durant la guerre de 1967, et tandis que les négociations de paix aboutissaient à une impasse, le Hamas triomphe du Fatah (le parti politique de l’Organisation de libération de la Palestine – OLP) lors des élections législatives palestiniennes de 2006. Plutôt que d’entamer un dialogue avec le Hamas, les États-Unis et Israël tentent de l’anéantir, finissant par lancer, en 2014, une guerre brutale à Gaza, qui fait de nombreux morts parmi les Palestiniens, inflige d’épouvantables souffrances et provoque des milliards de dollars de dégâts aux habitations et aux infrastructures de Gaza, mais ne se traduit, comme on pouvait s’y attendre par aucune avancée politique.
Israël considère aussi le programme nucléaire iranien comme une menace à son existence. Les partisans israéliens de la ligne dure ont régulièrement tenté de convaincre les États-Unis d’intervenir militairement contre les installations nucléaires iraniennes, ou du moins de permettre à Israël de le faire. Heureusement, le président Barack Obama a résisté à ces pressions et a obtenu un traité entre l’Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (plus l’Allemagne), qui interdit à l’Iran, pendant une décennie ou plus, la poursuite de son programme d’armement nucléaire, et crée les conditions des deux côtés pour que soient prises ultérieurement des mesures susceptibles d’instaurer la confiance. Mais Trump et les Saoudiens semblent vouloir détruire la possibilité d’une normalisation des relations que laissait espérer cet important accord.
Les puissances extérieures font preuve d’une extrême inconséquence lorsqu’elles se laissent manipuler dans des conflits nationaux ou confessionnels qui ne peuvent se résoudre qu’à travers le compromis. Qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, de la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran ou des relations entre communautés chiites et sunnites, toutes ces tensions exigent pour se relâcher des concessions mutuelles. Mais chaque partie en conflit veut croire – et c’est une tragique méprise – à la possibilité d’une victoire sans compromis dès lors que les États-Unis (ou tout autre grande puissance) mèneront la guerre pour son compte.
Au cours du siècle passé, la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et la Russie, tous se sont fourvoyés dans les jeux de pouvoir du Moyen-Orient. Tous y ont perdu des vies, de l’argent et du prestige (ainsi l’Union soviétique fut-elle gravement et peut-être fatalement affaiblie par sa guerre en Afghanistan). Plus que jamais, nous avons besoin que s’ouvre une ère de diplomatie, attachée au compromis. Une nouvelle séquence de diabolisation et une course aux armements ne pourraient que trop aisément nous faire courir au désastre.
Traduction François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable, professeur de politique et de gestion de la santé, est directeur du Centre pour le développement durable à l’Institut de la Terre de l’université Columbia. Il dirige également le Réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies.
Peut-être Trump n’a-t-il embrassé la cause saoudienne que par opportunisme d’homme d’affaires. Il s’est montré ravi de la décision saoudienne d’acheter de nouvelles armes américaines pour un montant de 110 milliards de dollars, un contrat qu’il a immédiatement traduit par « des emplois, des emplois, des emplois », comme s’il n’était d’autre solution, pour fournir aux travailleurs américains des emplois profitables, que d’attiser la guerre. Et qui sait quels contrats privés pour Trump et sa famille pourraient aussi se dissimuler derrière l’enthousiasme avec lequel il a pris le parti saoudien ?
La rhétorique boursouflée de l’administration Trump à l’égard de l’Iran est si l’on peut dire dans l’ordre des choses. L’action de l’Amérique à l’étranger est entachée de guerres absurdes, tragiques et cruellement destructrices qui n’eurent d’autre but que d’illustrer les orientations scabreuses de la propagande officielle. Comment expliquer, sinon, en dernière analyse, que l’Amérique se soit si coûteusement et inutilement enlisée au Viêt-Nam, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen ou ailleurs dans nombres d’autres conflits ?
L’animosité de l’Amérique à l’égard de l’Iran remonte à la révolution islamique de 1979. Les 444 jours que dura le supplice de la prise en otage du personnel de l’ambassade américaine de Téhéran par des étudiants radicaux iraniens constituèrent pour l’opinion américaine un choc psychologique dont elle n’est toujours pas remise. Du début à la fin, le drame des otages domina les médias américains, et il en résulta une sorte de trouble collectif du stress post-traumatique, comparable au choc social que produisirent, une génération plus tard, les attentats du 11-Septembre.
Pour la plupart des Américains, alors comme aujourd’hui, la crise des otages – et bien évidemment la révolution iranienne elle-même – fut une véritable surprise. Bien peu comprennent que cette révolution a éclaté un quart de siècle après que la CIA et l’agence de renseignement britannique, le MI6, ont poussé, en 1953, au renversement du gouvernement démocratiquement élu du pays, et contribué à l’installation d’un État policier sous l’égide du shah, afin de préserver l’emprise anglo-américaine sur le pétrole iranien, alors menacé de nationalisation. Et la plupart des Américains ne savent pas non plus que la crise des otages fut précipitée par la décision malencontreuse d’admettre aux États-Unis le shah, qui venait d’être renversé, pour un traitement médical – ce que beaucoup d’Iraniens considéraient comme une menace envers la révolution.
L’administration Reagan soutint l’Irak, qui alla jusqu’à faire usage d’armes chimiques, dans sa guerre d’agression contre l’Iran. Lorsque les combats prirent fin, en 1998, les États-Unis poursuivirent leur politique en votant des sanctions financières et commerciales, toujours en vigueur aujourd’hui. Depuis 1953, les États-Unis se sont opposés à la souveraineté de l’Iran et à son développement économique, que ce soit par l’action clandestine, par l’appui au régime autoritaire de 1953 à 1979, par le soutien à ses ennemis, ou par des sanctions qui se sont prolongées des dizaines d’années durant.
Mais l’animosité de l’Amérique à l’égard de l’Iran a aussi une autre raison : son soutien au Hezbollah et au Hamas, deux ennemis acharnés d’Israël. Là aussi, il importe de comprendre le contexte historique.
En 1982, Israël envahissait le Liban, cherchant à y écraser les combattants palestiniens opérant à partir du pays. Au lendemain de cette guerre et parallèlement à des massacres de populations musulmanes que permirent les forces d’occupation israéliennes, l’Iran soutint la formation d’une milice à direction chiite, le Hezbollah, afin de résister à l’occupation israélienne dans le sud du Liban. Lorsque Israël se retire du Liban, en 2000, presque vingt ans après l’invasion, le Hezbollah est devenu un acteur militaire, politique et social de premier plan, et une source constante d’irritation pour Israël.
L’Iran soutient aussi le Hamas, un groupe sunnite radical qui rejette le droit d’Israël à exister. Après des décennies d’occupation des terres palestiniennes saisies par Israël durant la guerre de 1967, et tandis que les négociations de paix aboutissaient à une impasse, le Hamas triomphe du Fatah (le parti politique de l’Organisation de libération de la Palestine – OLP) lors des élections législatives palestiniennes de 2006. Plutôt que d’entamer un dialogue avec le Hamas, les États-Unis et Israël tentent de l’anéantir, finissant par lancer, en 2014, une guerre brutale à Gaza, qui fait de nombreux morts parmi les Palestiniens, inflige d’épouvantables souffrances et provoque des milliards de dollars de dégâts aux habitations et aux infrastructures de Gaza, mais ne se traduit, comme on pouvait s’y attendre par aucune avancée politique.
Israël considère aussi le programme nucléaire iranien comme une menace à son existence. Les partisans israéliens de la ligne dure ont régulièrement tenté de convaincre les États-Unis d’intervenir militairement contre les installations nucléaires iraniennes, ou du moins de permettre à Israël de le faire. Heureusement, le président Barack Obama a résisté à ces pressions et a obtenu un traité entre l’Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (plus l’Allemagne), qui interdit à l’Iran, pendant une décennie ou plus, la poursuite de son programme d’armement nucléaire, et crée les conditions des deux côtés pour que soient prises ultérieurement des mesures susceptibles d’instaurer la confiance. Mais Trump et les Saoudiens semblent vouloir détruire la possibilité d’une normalisation des relations que laissait espérer cet important accord.
Les puissances extérieures font preuve d’une extrême inconséquence lorsqu’elles se laissent manipuler dans des conflits nationaux ou confessionnels qui ne peuvent se résoudre qu’à travers le compromis. Qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, de la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran ou des relations entre communautés chiites et sunnites, toutes ces tensions exigent pour se relâcher des concessions mutuelles. Mais chaque partie en conflit veut croire – et c’est une tragique méprise – à la possibilité d’une victoire sans compromis dès lors que les États-Unis (ou tout autre grande puissance) mèneront la guerre pour son compte.
Au cours du siècle passé, la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et la Russie, tous se sont fourvoyés dans les jeux de pouvoir du Moyen-Orient. Tous y ont perdu des vies, de l’argent et du prestige (ainsi l’Union soviétique fut-elle gravement et peut-être fatalement affaiblie par sa guerre en Afghanistan). Plus que jamais, nous avons besoin que s’ouvre une ère de diplomatie, attachée au compromis. Une nouvelle séquence de diabolisation et une course aux armements ne pourraient que trop aisément nous faire courir au désastre.
Traduction François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable, professeur de politique et de gestion de la santé, est directeur du Centre pour le développement durable à l’Institut de la Terre de l’université Columbia. Il dirige également le Réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies.