Les économistes contre l'économie

Jeudi 17 Septembre 2015

Depuis la fin du XIXème siècle, où l'économie a adopté de façon de plus en plus systématique les mathématiques et les statistiques et a prétendu devenir une discipline scientifique, ses praticiens ont été accusés d'une multitude de péchés. Les accusations d'orgueil, de négligence des objectifs sociaux au-delà des revenus, d'une attention excessive à des techniques formelles et d'une incapacité à prédire les grands développements économiques comme les crises financières venaient en général de l'extérieur, ou d'une frange hétérodoxe de la discipline. Mais dernièrement, les sommités de cette discipline semblent témoigner en personne de leur mécontentement.


Paul Krugman, prix Nobel d'économie, qui tient également une colonne dans un journal, a pris l'habitude de descendre en flammes la dernière génération de modèles macroéconomiques, au motif qu'ils négligent les vérités keynésiennes démodées. Paul Romer, l'un des initiateurs de la nouvelle théorie de la croissance, a accusé certains grands noms, dont le prix Nobel Robert Lucas, de ce qu'il désigne sous le terme de « mathiness », soit une utilisation des mathématiques pour obscurcir plutôt que pour clarifier.
Richard Thaler, un économiste comportemental distingué de l'Université de Chicago, s'est fait une spécialité d'ignorer les comportements du monde réel  et de leur préférer des modèles qui supposent que les individus sont des optimiseurs rationnels. Et le professeur de finances Luigi Zingales, lui aussi de l'Université de Chicago, a accusé ses confrères spécialistes en finances d'avoir induit en erreur la société en surestimant les bénéfices  produits par le secteur financier.
Ce genre d'examen critique par les grands noms de la discipline est sain et bienvenu, en particulier dans un domaine où l'autocritique a souvent fait défaut. J'ai moi aussi assez souvent pris pour cible les vaches sacrées de la discipline (les marchés libres et le libre-échange).
Mais il y a une nuance déconcertante dans cette nouvelle série de critiques qu'il faut expliquer et rejeter. L'économie n'est pas le genre de science dans laquelle il ne peut y avoir qu'un seul modèle exact qui fonctionne de manière optimale dans tous les contextes. Il ne s'agit pas, comme le dit Romer « de parvenir à un consensus sur un modèle exact » mais de déterminer quel modèle s'applique le mieux à un cadre donné. Et travailler dans ce sens restera toujours un art, pas une science, en particulier quand un choix doit être fait en temps réel.
Le monde social diffère du monde physique en ce qu'il est créé par l'homme. Il est donc à ce titre presque infiniment malléable. Donc contrairement aux sciences naturelles, l'économie avance scientifiquement non pas en remplaçant les anciens modèles par de meilleurs modèles, mais en élargissant sa bibliothèque de modèles, où chacun apporte son éclairage sur une contingence sociale différente.
Par exemple, nous disposons maintenant de nombreux modèles de marchés à concurrence imparfaite ou asymétrique. Ces modèles n'ont pas rendu leurs prédécesseurs, fondés sur une concurrence parfaite, désuets ou non pertinents. Ils nous renseignent tout simplement mieux sur le fait que des circonstances différentes requièrent des modèles différents.
De même, les modèles de comportement qui mettent l'accent sur la prise de décision heuristique font de nous de meilleurs analystes dans les environnements où de telles considérations peuvent être importantes. Ils ne supplantent pas les modèles de choix rationnel, qui demeurent l'outil électif dans d'autres cadres théoriques. Un modèle de croissance qui s'applique aux pays avancés peut être un mauvais guide dans les pays en développement. Les modèles qui mettent l'accent sur les attentes sont parfois meilleurs pour analyser les niveaux d'inflation et de chômage. Dans d'autres circonstances, les modèles composés d'éléments keynésiens fourniront un meilleur résultat.
Jorge Luis Borges, l'auteur argentin, a écrit une nouvelle  (d'un seul paragraphe) qui est peut-être le meilleur guide pour la méthode scientifique. Il y décrit un pays lointain où la cartographie (la science de la fabrication des cartes) fut portée à des extrêmes ridicules. Une carte d'une province était si détaillée qu'elle était de la taille d'une ville entière. La carte de l'empire occupait une province tout entière.
À cette époque, les cartographes devinrent encore plus ambitieux : ils dessinèrent une carte qui était une reproduction à l'échelle 1:1 de tout l'empire. Comme le note Borges avec ironie, les générations suivantes n'ont pu trouver aucune utilité pratique à une telle carte, trop difficile à manipuler. La carte fut finalement abandonnée et pourrit dans le désert avec la science de la géographie qu'elle représentait.
L'idée de Borges échappe encore à de nombreux praticiens des sciences sociales  d'aujourd'hui : la compréhension a besoin de simplification. La meilleure manière de répondre à la complexité de la vie sociale n'est pas concevoir des modèles de plus en plus raffinés, mais d'apprendre comment les différents mécanismes causaux fonctionnent, un par un, pour finalement déterminer quels sont les plus appropriés dans un cadre particulier.
Nous utilisons un certain type de carte pour rentrer chez nous après le travail, un autre si nous nous rendons dans autre ville. Et d'autres types de cartes sont nécessaires si nous sommes à vélo, à pied, ou si nous prévoyons d'utiliser les transports en commun.
Naviguer entre des modèles économiques (pour choisir lequel fonctionnera le mieux), est beaucoup plus difficile que de choisir la bonne carte. Les praticiens utilisent une variété de méthodes empiriques formelles et informelles, mettant en jeu des compétences variées. Et dans mon prochain ouvrage Economics Rules, je critique les formations en sciences économiques, au motif qu'elles n'apprennent pas correctement aux étudiants une bonne manière de formuler les diagnostics empiriques que cette discipline exige.
Mais les critiques internes à la profession ont tort de prétendre que la discipline a mal tourné parce que les économistes ne sont pas encore parvenus à un consensus sur les modèles « corrects » (leurs modèles étant naturellement ceux qu'ils préfèrent). Aimons les sciences économiques dans toute leur diversité (rationnelle et comportementale, keynésienne et classique, de premier et de second choix, orthodoxe et hétérodoxe) et consacrons notre énergie à devenir plus sages dans le choix d'un cadre théorique pour une occasion donnée.
Dani Rodrik est professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard.
© Project Syndicate 1995–2015
 
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