Le niveau alarmant des inégalités économiques un peu partout sur la planète est clairement démontré par des économistes réputés comme Thomas Piketty, François Bourguignon, Branko Milanović et Joseph E. Stiglitz, ainsi que par des institutions connues comme OXFAM et la Banque mondiale. Et pour s'en rendre compte directement, il suffit de fouler les trottoirs les trottoirs de New York, New Delhi, Pékin ou Berlin
A droite on dit souvent que les inégalités sont non seulement justifiées, mais légitimes : l'argent est la juste récompense du travail, tandis que la pauvreté est le fruit de l'oisiveté. Or c'est un mythe. En réalité, dans leur grande majorité les pauvres travaillent très dur, souvent dans des conditions difficiles, simplement pour survivre.
Par ailleurs, si une personne fortunée a un sens particulièrement aigu de l'éthique, c'est probablement dû non seulement à des prédispositions génétiques, mais à son éducation - ce qui inclut les privilèges dont elle a disposés, les valeurs qu'on lui a inculquées et les opportunités dont elle a bénéficiées. Aussi n'y a-t-il pas de véritable argument moral pour justifier une richesse hors de proportion au milieu d'une pauvreté généralisée.
Je ne veux pas dire par là que toute inégalité est injustifiée. Une inégalité peut refléter des différences de choix : certains sont plus attachés que d'autres à la poursuite de biens matériels. Et des différences de rémunération peuvent inciter à apprendre, à travailler ou à innover, ce qui favorise la croissance et réduit la pauvreté. Mais si elles franchissent un certain niveau, les inégalités peuvent avoir l'effet inverse. Or ce niveau est largement dépassé.
Beaucoup de gens – notamment parmi les plus riches – reconnaissent que les grandes inégalités sont inacceptables, tant du point de vue moral qu'économique. Mais lorsque les plus fortunés le disent, on les taxe facilement d'hypocrites. Il semble que la volonté de combattre les inégalités n'est crédible que si l'on y sacrifie sa propre fortune.
Néanmoins, ne pas renoncer unilatéralement à sa propre fortune ne discrédite pas la préférence exprimée pour une société plus équitable. Qualifier d'hypocrite un riche qui critique les inégalités les plus fortes revient à une attaque personnelle et constitue une erreur de raisonnement destinée à faire taire ceux dont la voix pourrait inciter au changement.
Heureusement cette stratégie semble en perte de vitesse. Il est réconfortant de voir des personnes fortunées qui en dépit de ces attaques reconnaissent les dommages sociaux et économiques engendrés par les inégalités massives et critiquent un système qui leur a permis de s'enrichir, tout en laissant un trop grand nombre de personnes sur le bord de la route.
Ainsi certains Américains fortunés condamnent-ils la réforme fiscale proposée par le président Trump et les républicains du Congrès qui inclut des réductions d'impôt hors de toute proportion en faveur des plus hauts revenus – le groupe auquel ils appartiennent. Ainsi que l'a qualifié Jack Bogle, fondateur du groupe Vanguard et grand bénéficiaire des baisses d'impôt envisagées, ce projet de loi qui va exacerber les inégalités constitue une abomination du point de vue moral.
Reconnaître les défauts du système en place n'est qu'un premier pas. Le plus difficile est de parvenir à une feuille de route réaliste pour évoluer vers une société plus juste. C'est d'ailleurs l'absence d'une telle feuille de route qui a conduit à l'échec beaucoup de mouvements pourtant bien intentionnés. Il faut chercher à mieux répartir les profits, sans étouffer ou centraliser les incitations au fonctionnement fluide des marchés, car elles sont indispensables en tant que moteur de croissance.
Une première mesure serait d'accorder à tous les habitants d'un pays une part des revenus tirés de son économie. Marty Weitzman, Hillel Steiner, Richard Freeman et il y a seulement quelques semaines Matt Bruenig ont fait des propositions en ce sens. C'est d'autant plus crucial aujourd'hui que la part des salaires dans le revenu national est à la baisse, alors que les gains issus du capital augmentent – une tendance que le progrès technique accélère encore.
Il est une autre dimension du partage des bénéfices à laquelle on porte peu attention, elle touche aux monopoles et à la concurrence. Du fait de l'informatisation et de l'automatisation, les économies d'échelle sont telles qu'il n'y a plus intérêt à ce que 1000 entreprises différentes produisent le même bien, chacune répondant à 1/1000 de la demande.
Il serait plus intéressant que chacune réalise une partie différente du produit fini. Ainsi dans le secteur de l'automobile une entreprise produirait la boite de vitesse, une autre le système de freinage, etc.
Les lois anti-trust classiques qui encouragent la concurrence (depuis la loi Sherman adoptée en 1890 aux USA) empêchent la mise en place d'un tel système, alors qu'il serait bénéfique. Or un monopole de la production ne signifie pas nécessairement un monopole des revenus, dans la mesure où les actions de chaque entreprise sont largement réparties. Le temps est venu de procéder à un changement législatif radical visant à remplacer la législation anti-trust classique par une législation exigeant une plus large répartition de l'actionnariat.
Jusqu'à présent ces idées n'ont guère été appliquées, il y aurait donc tout un travail à faire avant leur mise en œuvre. Mais le monde allant de crise en crise et les inégalités continuant à se creuser, nous ne pouvons pas nous en tenir au statu quo. Si nous n'adoptons pas une politique volontariste de réduction des inégalités, la cohésion sociale et la démocratie elles-mêmes pourraient être menacées.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Kaushik Basu est professeur d'économie à l'université Cornell dans l'Etat de New-York et membre de l'Institution Brookings. Il a été économiste en chef de la Banque mondiale.
A droite on dit souvent que les inégalités sont non seulement justifiées, mais légitimes : l'argent est la juste récompense du travail, tandis que la pauvreté est le fruit de l'oisiveté. Or c'est un mythe. En réalité, dans leur grande majorité les pauvres travaillent très dur, souvent dans des conditions difficiles, simplement pour survivre.
Par ailleurs, si une personne fortunée a un sens particulièrement aigu de l'éthique, c'est probablement dû non seulement à des prédispositions génétiques, mais à son éducation - ce qui inclut les privilèges dont elle a disposés, les valeurs qu'on lui a inculquées et les opportunités dont elle a bénéficiées. Aussi n'y a-t-il pas de véritable argument moral pour justifier une richesse hors de proportion au milieu d'une pauvreté généralisée.
Je ne veux pas dire par là que toute inégalité est injustifiée. Une inégalité peut refléter des différences de choix : certains sont plus attachés que d'autres à la poursuite de biens matériels. Et des différences de rémunération peuvent inciter à apprendre, à travailler ou à innover, ce qui favorise la croissance et réduit la pauvreté. Mais si elles franchissent un certain niveau, les inégalités peuvent avoir l'effet inverse. Or ce niveau est largement dépassé.
Beaucoup de gens – notamment parmi les plus riches – reconnaissent que les grandes inégalités sont inacceptables, tant du point de vue moral qu'économique. Mais lorsque les plus fortunés le disent, on les taxe facilement d'hypocrites. Il semble que la volonté de combattre les inégalités n'est crédible que si l'on y sacrifie sa propre fortune.
Néanmoins, ne pas renoncer unilatéralement à sa propre fortune ne discrédite pas la préférence exprimée pour une société plus équitable. Qualifier d'hypocrite un riche qui critique les inégalités les plus fortes revient à une attaque personnelle et constitue une erreur de raisonnement destinée à faire taire ceux dont la voix pourrait inciter au changement.
Heureusement cette stratégie semble en perte de vitesse. Il est réconfortant de voir des personnes fortunées qui en dépit de ces attaques reconnaissent les dommages sociaux et économiques engendrés par les inégalités massives et critiquent un système qui leur a permis de s'enrichir, tout en laissant un trop grand nombre de personnes sur le bord de la route.
Ainsi certains Américains fortunés condamnent-ils la réforme fiscale proposée par le président Trump et les républicains du Congrès qui inclut des réductions d'impôt hors de toute proportion en faveur des plus hauts revenus – le groupe auquel ils appartiennent. Ainsi que l'a qualifié Jack Bogle, fondateur du groupe Vanguard et grand bénéficiaire des baisses d'impôt envisagées, ce projet de loi qui va exacerber les inégalités constitue une abomination du point de vue moral.
Reconnaître les défauts du système en place n'est qu'un premier pas. Le plus difficile est de parvenir à une feuille de route réaliste pour évoluer vers une société plus juste. C'est d'ailleurs l'absence d'une telle feuille de route qui a conduit à l'échec beaucoup de mouvements pourtant bien intentionnés. Il faut chercher à mieux répartir les profits, sans étouffer ou centraliser les incitations au fonctionnement fluide des marchés, car elles sont indispensables en tant que moteur de croissance.
Une première mesure serait d'accorder à tous les habitants d'un pays une part des revenus tirés de son économie. Marty Weitzman, Hillel Steiner, Richard Freeman et il y a seulement quelques semaines Matt Bruenig ont fait des propositions en ce sens. C'est d'autant plus crucial aujourd'hui que la part des salaires dans le revenu national est à la baisse, alors que les gains issus du capital augmentent – une tendance que le progrès technique accélère encore.
Il est une autre dimension du partage des bénéfices à laquelle on porte peu attention, elle touche aux monopoles et à la concurrence. Du fait de l'informatisation et de l'automatisation, les économies d'échelle sont telles qu'il n'y a plus intérêt à ce que 1000 entreprises différentes produisent le même bien, chacune répondant à 1/1000 de la demande.
Il serait plus intéressant que chacune réalise une partie différente du produit fini. Ainsi dans le secteur de l'automobile une entreprise produirait la boite de vitesse, une autre le système de freinage, etc.
Les lois anti-trust classiques qui encouragent la concurrence (depuis la loi Sherman adoptée en 1890 aux USA) empêchent la mise en place d'un tel système, alors qu'il serait bénéfique. Or un monopole de la production ne signifie pas nécessairement un monopole des revenus, dans la mesure où les actions de chaque entreprise sont largement réparties. Le temps est venu de procéder à un changement législatif radical visant à remplacer la législation anti-trust classique par une législation exigeant une plus large répartition de l'actionnariat.
Jusqu'à présent ces idées n'ont guère été appliquées, il y aurait donc tout un travail à faire avant leur mise en œuvre. Mais le monde allant de crise en crise et les inégalités continuant à se creuser, nous ne pouvons pas nous en tenir au statu quo. Si nous n'adoptons pas une politique volontariste de réduction des inégalités, la cohésion sociale et la démocratie elles-mêmes pourraient être menacées.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Kaushik Basu est professeur d'économie à l'université Cornell dans l'Etat de New-York et membre de l'Institution Brookings. Il a été économiste en chef de la Banque mondiale.