Les leçons d’Alep appellent à la lucidité

Vendredi 30 Décembre 2016

La chute d’Alep, reprise par les forces loyales au président syrien Bachar Al-Assad, ne marque ni la fin du prologue ni le début de l’épilogue d’une guerre civile qui dure déjà depuis cinq ans et demi et qui est aussi un conflit régional, voire mondial, par forces interposées. La prochaine grande bataille se livrera dans la province d’Idlib. Quand ? C’est la seule chose qu’on ne sait pas. Après, la guerre continuera de couver en différentes parties de ce qui demeurera un pays divisé.


Il est temps, pourtant, de faire le point sur ce qui a été appris, et de s’y arrêter, pour autant qu’il soit possible d’apprendre. Peu de choses, dans l’histoire, sont inévitables, et ce qui s’est passé en Syrie est le résultat de ce que des États, des groupes, des personnes ont choisi de faire – ou de ne pas faire. L’inaction fut aussi lourde de conséquences que l’action.
Cela ne fut jamais plus clair que lorsque les États-Unis décidèrent de ne pas mettre à exécution leur menaces de représailles contre le gouvernement d’Assad après qu’il eut recouru aux armes chimiques. Car c’était non seulement rejeter la possibilité d’inverser la dynamique du conflit, mais aussi de faire regretter à un État l’utilisation d’armes de destruction massives. C’est après tout la coercition qui garantit à la dissuasion son efficacité ultérieure.
Pour tirer des leçons supplémentaires, il faut remonter aux manifestations pacifiques de l’année 2011, qui, après avoir été réprimées dans le sang, conduisirent le président des États-Unis Barack Obama et d’autres à exiger le départ d’Assad. Là non plus, ni l’action, ni les moyens ne vinrent appuyer l’ambition rhétorique. Lorsqu’un tel écart apparaît entre les moyens et la fin, il n’est presque jamais de politique qui vaille.
Moins encore lorsque le but affiché est de changer le régime en place et que ce dernier ne représente qu’une minorité, fût-elle importante, au sein d’une population divisée : ce type de situation conduit alors à des conflits où le gagnant prend tout –  et où rien n’est laissé au perdant. Il ne faut donc pas s’étonner si ceux qui ont le plus à perdre s’engagent dans la lutte avec la dernière ténacité.
Les spécialistes des relations internationales ont consacré beaucoup d’encre aux limites du recours à la force armée. Mais la Syrie a montré qu’il pouvait être décisif – surtout lorsqu’il est massif, et qu’il fait peu de cas du nombre de civils tués ou déplacés. La Russie, l’Iran et le gouvernement d’Assad ont ensemble démontré ce que l’usage à grande échelle et souvent indiscriminé de la force militaire pouvait accomplir.
Et le conflit syrien a fait une autre victime : l’idée de « communauté internationale ». En réalité, il n’existe pour ainsi dire pas de communauté globale de pensée et d’action. La Syrie, avec plus de 500 000 morts et dix millions de personnes déplacées, met à nu la doctrine tant prônée de la « responsabilité de protéger » (R2P).
Adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations unies en 2005 (notamment pour répondre au génocide perpétré dix ans plus tôt au Rwanda), la R2P se fonde sur l’obligation dans laquelle se trouve chaque État de protéger ses citoyens contre les atteintes à leur personne physique. Lorsqu’un État particulier est incapable de s’y soumettre ou le refuse, les États tiers, conformément à la R2P, doivent intervenir pour protéger les personnes menacées.
S’il est un État qui n’a pas rempli la norme R2P, c’est bien la Syrie. Mais l’intervention internationale qui en est résultée n’a pas été conçue pour protéger des vies innocentes ni pour circonscrire un pouvoir d’État dévoyé. Au contraire. Son but était de garantir la domination de ce pouvoir. Et elle a réussi.
La communauté internationale n’a guère fait mieux lorsqu’elle a dû répondre à la grave crise des réfugiés déclenchée par la guerre. Le fait que de nombreux pays n’aient pas voulu ouvrir leurs frontières aux demandeurs d’asile qui se pressaient à leurs portes souligne une évidence : la meilleure politique concernant les réfugiés est celle qui évite à des hommes, des femmes et des enfants innocents de devenir des réfugiés dans leur propre pays.
Les initiatives diplomatiques n’ont pas eu beaucoup d’influence sur le sort d’Alep et de ses habitants ; elles n’ont pas non plus été capables de mettre un terme à la guerre. Si talentueux et sincères que puissent être les diplomates, la diplomatie ne peut jamais que refléter les réalités du terrain. Elle ne les crée pas. Les futures tentatives diplomatiques de faire cesser le combat ou de ménager une issue politique ne réussiront que dans la mesure où l’équilibre et les tendances des forces militaires le permettront.
Le gouvernement d’Assad restera en place, et contrôlera non pas tout le pays, mais une bonne part de celui-ci. Des groupes terroristes sunnites, d’autres groupes rebelles moins radicaux, des forces par procuration comme le Hezbollah, l’armée turque, les forces kurdes syriennes, et d’autres encore se disputeront les régions restantes. Les pays tiers, comme les États-Unis, auraient tout intérêt à accepter dans un avenir immédiat cette réalité et à concentrer leur énergie sur les zones libérées de l’emprise de l’État islamique, sur la protection de leurs populations civiles, le développement de liens politiques et militaires avec les groupes sunnites non terroristes et la conclusion de cessez-le-feu locaux pour empêcher que le cas d’Alep ne se répète.
L’objectif d’une transition vers un nouveau gouvernement, plus représentatif, doit être maintenu. Mais c’est une proposition de long terme. La leçon de ces cinq années et demie doit être prise au sérieux : s’engager en Syrie avec une volonté et des moyens limités ne saurait se faire qu’au service d’objectifs limités si l’on veut pouvoir y faire le moindre bien. 
Traduction François Boisivon
Richard N. Haass est président du Concil on Foreign Relations. Il est l’auteur de A World in Disarray: American Foreign Policy and the Crisis of the Old Order  (« Un monde désemparé : la politique étrangère américaine et la crise de l’ordre ancien »)
 
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