Les racines politiques du ralentissement de la croissance des salaires

Mardi 18 Décembre 2018

C’est maintenant officiel: les travailleurs du monde entier sont en train de se faire distancer. Le dernier Rapport mondial sur les salaires de l’Organisation internationale du Travail (OIT) constate que, à l’exception de la Chine, les salaires réels (corrigés de l’inflation) ont augmenté à un taux annuel de seulement 1,1% en 2017, en baisse par rapport au 1,8% de 2016. C'est le rythme le plus lent depuis 2008.


Dans les économies avancées du G20, les salaires réels moyens ont augmenté de seulement 0,4% en 2017, comparativement à une croissance de 1,7% en 2015. Alors que les salaires réels ont augmenté de 0,7% aux États-Unis (contre 2,2% en 2015), ils ont stagné en Europe, où de légères augmentations dans certains pays ont été contrebalancées par des baisses en France, en Allemagne, en Italie et en Espagne. Le ralentissement des « success stories » comme l'Allemagne et les Etats-Unis est particulièrement surprenant, étant donné l’expansion des excédents courants de la première et la baisse du chômage ainsi que la tension des marchés du travail des seconds.
Dans les marchés émergents, la croissance moyenne des salaires en 2017, à 4,3%, a été plus rapide que dans les pays avancés du G20, mais néanmoins là aussi plus lente que l'année précédente (4,9%). L’Asie a connu la plus forte croissance des salaires réels, principalement du fait de la Chine et de quelques petits pays comme le Cambodge, le Sri Lanka et le Myanmar. Mais, dans l'ensemble, la croissance des salaires dans la plupart des économies asiatiques a décéléré en 2017. Enfin, en Amérique latine et en Afrique, les salaires réels ont également diminué dans plusieurs pays.
Par ailleurs, le rapport de l’OIT constate que l'écart entre la croissance des salaires et la productivité du travail est resté très large en 2017. Dans de nombreux pays, la part du travail dans le revenu national est encore en deçà des niveaux du début des années 1990.
Cela soulève une question évidente: compte tenu de la reprise de la production mondiale de ces dernières années, pourquoi les conditions des travailleurs dans la plupart des régions du monde ne se sont pas améliorées proportionnellement?
Aucun des suspects habituels, le commerce et la technologie, n’est entièrement à blâmer. Certes, l'intégration croissante au marché mondial des grandes économies à force de travail excédentaire, ainsi que la dépendance accrue à l'automatisation et l'intelligence artificielle, ont affaibli le pouvoir de négociation des travailleurs et déplacé la demande de main-d'œuvre vers des secteurs très spécifiques et limités. Néanmoins, ces facteurs ne peuvent pas expliquer à eux seuls l'absence de progrès matériel pour la plupart des travailleurs.
Les vraies raisons qui expliquent le sort difficile des travailleurs ne sont pas tant économiques que politiques et institutionnelles. D’un pays à l'autre, la législation et les jugements des tribunaux piétinent de plus en plus souvent les droits du travail reconnus depuis longtemps.
Par exemple, les gouvernements, concentrés uniquement sur l'amélioration de la « flexibilité du marché du travail », ont poursuivi des politiques qui privilégient les intérêts des employeurs par rapport à ceux des travailleurs, notamment en érodant  la capacité des travailleurs à s’organiser. L'obsession de la consolidation budgétaire et de l’austérité  a empêché le genre de dépenses sociales qui pourraient accroître l’emploi public et améliorer les conditions des travailleurs. De plus, l’environnement réglementaire  actuel permet de plus en plus aux grandes entreprises d'exercer un pouvoir libre de toute obligation de rendre de comptes, ce qui entraîne une augmentation de leurs rentes monopolistiques et de leur pouvoir de négociation.
En bref, la capture intellectuelle de la politique économique par le néolibéralisme, observée dans un large éventail de pays, se traduit par l'exclusion de la plupart des salariés des gains de la croissance économique. Pourtant, ce n’était pas inévitable. La Chine, après tout, a connu une croissance rapide des salaires et la part du revenu national revenant au travail est en hausse, malgré sa volonté d’accroître le commerce et le développement de technologies substituant le travail à un rythme rapide.
Le succès de la Chine pourrait donner raison à un modèle  avancé par l’économiste regretté, lauréat du prix Nobel, W. Arthur Lewis, qui expliquait comment l’emploi dans de nouveaux secteurs plus productifs peut absorber la main-d'œuvre excédentaire et gonfler l’ensemble des salaires. Mais, pour revenir au vif du sujet, la Chine a augmenté cet effet grâce à des politiques publiques systématiques visant à améliorer les conditions de travail.
En conséquence, le salaire minimum nominal moyen en Chine a presque doublé entre2011 et 2018  et les salaires des travailleurs dans les entreprises publiques ont augmenté encore plus vite. En même temps, le gouvernement a étendu d’autres formes de protection sociale pour les travailleurs, tout en poursuivant des politiques industrielles  orientées vers l’innovation et la stimulation de la croissance de la productivité, faisant ainsi monter le pays dans la chaîne de valeur mondiale.
Certes, l'économie politique de la Chine est inhabituelle. La préoccupation du gouvernement pour le bien-être des travailleurs pourrait simplement refléter le besoin du Parti communiste chinois d’assurer sa position politique intérieure. Dans ce cas, il a forgé une négociation sociale faustienne qui est typique des autocraties d'Asie orientale.
Pourtant, si la Chine peut inverser la tendance baissière des salaires, d'autres pays le peuvent aussi. Cependant, pour ce faire, les décideurs économiques du monde entier devront commencer par s’affranchir du paradigme néolibéral, qui les a rendus incapables d'imaginer des approches politiques alternatives. En tant que projet politique, le néolibéralisme est arrivé en bout de course. S’ils veulent que les travailleurs prennent de nouveau part aux gains de la croissance, les gouvernements devront commencer à adopter des alternatives politiques plus progressistes.
Heureusement, la Conférence des Nations Unies et de l'OIT sur le commerce et le développement  a commencé à proposer des politiques plus raisonnables à l'agenda, tout comme certains hommes politiques  aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs. Néanmoins, pour que l'économie bénéficie à la plus grande partie de la société, il faudra des efforts beaucoup plus importants dans tous les domaines.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Jayati Ghosh est professeur d'économie à l’Université Jawaharlal Nehru à New Delhi, Secrétaire exécutif d’International Development Economics Associates, et membre de la Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation.
© Project Syndicate 1995–2018
 
 
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