A première vue, les pays qui s’engagent sur la voie de la démocratie sont tout aussi susceptibles d’accuser une mauvaise performance économique que les pays qui semblent prêts à renouer avec la dictature, parce que toute forme d’instabilité ou d’incertitude politique entrave naturellement les investissements et la croissance. Mais la Tunisie a fait le choix de l’inclusion politique, une approche qui pourrait bientôt remettre le pays sur la voie d’une saine croissance économique, tandis que le blocage de la société en Égypte entraîne son économie dans une spirale descendante.
Jusqu’à récemment, les gouvernements de ces deux pays ont fait preuve d’un manque d’intérêt surprenant pour les réformes économiques. Ils se sont davantage préoccupés de questions identitaires et d’enjeux sécuritaires, sous des angles qui reflètent leurs voies politiques divergentes. En Tunisie, des consultations électorales serrées entre le parti islamique Ennahdha et le parti laïc Nidaa Tounes ont généré un débat productif sur le rôle de la religion dans la politique et la société ; en Égypte, par contre, le gouvernement autocratique du président Abdel Fattah al-Sissi a violemment réprimé le mouvement des Frères musulmans.
Dans l’intervalle, les gouvernements des deux pays n’ont pu s’empêcher d’accroître les dépenses publiques. En Égypte, les subventions restaient supérieures à 10 pour cent du PIB à la mi-2016, laissant présager un retour à l’ancien marchandage autoritaire, par lequel les citoyens s’abstiennent de toute participation à la vie politique en échange du soutien économique de l’État. L’Égypte s’est toutefois engagée aujourd’hui à réduire les subventions et à instaurer une taxe sur la valeur ajoutée pour bénéficier de l’aide du FMI.
En Tunisie, les syndicats ont obtenu que les salaires des fonctionnaires passent à 15 pour cent du PIB, contre 10 pour cent en 2011, soit bien au-dessus des objectifs du FMI. Mais dans les deux pays, l’instabilité macroéconomique freine la croissance. La faible notation de crédit de l’Égypte a obligé le gouvernement à emprunter sur le marché national, évinçant les autres créditeurs au point que l’investissement privé ne représente plus que 11 pour cent du PIB. En Tunisie, l’emprunt extérieur de l’État n’a pas pris la place du secteur privé ; l’investissement privé est néanmoins tombé à 18 pour cent du PIB.
Le déficit des transactions courantes des deux pays s’est creusé à cause de la baisse des revenus du tourisme et des perturbations affectant les exportations et ni l’Égypte, ni la Tunisie n’ont pris de mesures pour améliorer la compétitivité du secteur privé. Sissi, comme son prédécesseur Hosni Moubarak, s’inquiète de voir des acteurs du secteur privé acquérir une influence politique et a préféré faire affaires avec des acolytes en qui il peut avoir confiance, appartenant notamment à des entreprises de l’armée et à d’autres firmes liées à l’ancien régime Moubarak. En Tunisie, la bureaucratie étatique a entravé l’activité du secteur privé et des rapports font état d’une progression de la corruption par des entreprises ayant des relations politiques haut placées depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Nidaa Tounes en 2015.
La Tunisie a laissé sa monnaie s’ajuster au cours des dernières années et le dinar tunisien a perdu un tiers de sa valeur contre le dollar américain depuis 2014. L’Égypte, de son côté, a géré de manière désastreuse le taux de change de sa monnaie. A l’exception d’un léger ajustement en 2013, elle a maintenu la parité de la livre égyptienne avec le dollar américain depuis 2011, même après que la monnaie soit devenue fortement surévaluée et qu’elle ait commencé à créer une pénurie des biens importés. Lorsque l’Égypte s’est pliée aux conditions du FMI et que la banque centrale égyptienne a décidé de laisser flotter la livre le 1er novembre, le taux de change est passé de 8,5 à 15,5 livres pour un dollar. Il est probable qu’à court terme, les biens importés coûtent de 40 à 60 pour cent plus chers qu’aujourd’hui.
Les citoyens égyptiens et tunisiens sont de plus en plus mécontents des performances économiques de leurs pays respectifs. Mais il est plausible qu’au fil du temps, cette frustration sera bénéfique pour l’économie tunisienne et préjudiciable pour l’économie égyptienne.
Pour commencer, la participation de toutes les parties à la vie politique en Tunisie encourage un sain débat sur les solutions potentielles. Le nouveau cabinet formé en août dernier comprend par exemple d’anciens dirigeants syndicaux qui peuvent à présent contribuer à l’élaboration des grandes orientations économiques au lieu de simplement revendiquer une augmentation des salaires. Le débat politique public est ainsi déjà devenu plus constructif parce que les législateurs étudient comment les entreprises et les salariés pourraient partager le fardeau de l’ajustement économique.
A cause d’un système politique étroitement contrôlé, le gouvernement égyptien a par contre constamment peur d’une révolte populaire. En l’absence de vecteurs d’un débat politique constructif, l’option choisie par les autorités a été de repousser les ajustements économiques nécessaires jusqu’à ce qu’ils deviennent incontournables. Cette approche n’est pas seulement inefficace au plan économique (ce que reflète la faiblesse des investissements étrangers nets de portefeuille en Égypte ces dernières années), elle est également risquée au plan politique. Les autorités égyptiennes ne peuvent que croiser les doigts et espérer que les citoyens ne manifestent pas massivement en réaction à la récente dévaluation de la livre.
La participation de toutes les parties à la vie politique engendre une opinion publique mieux informée – et possiblement plus indulgente. En Tunisie, les médias et les membres de la société civile peuvent librement surveiller l'action des pouvoirs publics et demander des changements. Même si les réformes ont tardé à se concrétiser, le gouvernement ne peut ignorer indéfiniment les critiques des citoyens. En fait, le projet de loi de finances pour l’année 2017 inclut des mesures urgentes pour lutter contre la corruption et réduire la bureaucratie et l’évasion fiscale.
En Égypte, par contre, la dévaluation de la monnaie a été un choc pour les citoyens ordinaires, peu au fait de l’état réel de l’économie parce que les médias grand public, qui sont devenus les porte-paroles du régime, ont présenté un tableau idyllique du retour de l’Égypte aux jours de gloire. Dans le même temps, les autorités ont sévèrement limité la liberté d’expression et d’association ; critiquer le gouvernement s’apparente à un acte de haute trahison.
La Tunisie a réalisé des progrès au plan politique en consolidant les processus démocratiques, en créant un espace institutionnel pour toutes les parties prenantes et en autorisant la liberté d’expression et d’association, une évolution qui est de bon augure pour les perspectives économiques à long terme du pays.
L’Égypte, pour sa part, pourrait bénéficier de gains à court terme liés au programme de prêts du FMI. Ses dirigeants, « féroces, mais faibles », ne peuvent cependant s’attendre à réaliser des progrès à long terme en aggravant la situation par des mesures despotiques. S’ils ne prennent pas le long et tortueux chemin vers l’inclusion politique, ils seront tôt ou tard confrontés à la colère de ceux qu’ils ont exclus.
Ishac Diwan est chercheur associé de la Middle East Initiative du Belfer Center de l’université de Harvard et titulaire de la Chaire d’excellence « Monde Arabe » à l’université de recherche Paris Sciences et Lettres.
Jusqu’à récemment, les gouvernements de ces deux pays ont fait preuve d’un manque d’intérêt surprenant pour les réformes économiques. Ils se sont davantage préoccupés de questions identitaires et d’enjeux sécuritaires, sous des angles qui reflètent leurs voies politiques divergentes. En Tunisie, des consultations électorales serrées entre le parti islamique Ennahdha et le parti laïc Nidaa Tounes ont généré un débat productif sur le rôle de la religion dans la politique et la société ; en Égypte, par contre, le gouvernement autocratique du président Abdel Fattah al-Sissi a violemment réprimé le mouvement des Frères musulmans.
Dans l’intervalle, les gouvernements des deux pays n’ont pu s’empêcher d’accroître les dépenses publiques. En Égypte, les subventions restaient supérieures à 10 pour cent du PIB à la mi-2016, laissant présager un retour à l’ancien marchandage autoritaire, par lequel les citoyens s’abstiennent de toute participation à la vie politique en échange du soutien économique de l’État. L’Égypte s’est toutefois engagée aujourd’hui à réduire les subventions et à instaurer une taxe sur la valeur ajoutée pour bénéficier de l’aide du FMI.
En Tunisie, les syndicats ont obtenu que les salaires des fonctionnaires passent à 15 pour cent du PIB, contre 10 pour cent en 2011, soit bien au-dessus des objectifs du FMI. Mais dans les deux pays, l’instabilité macroéconomique freine la croissance. La faible notation de crédit de l’Égypte a obligé le gouvernement à emprunter sur le marché national, évinçant les autres créditeurs au point que l’investissement privé ne représente plus que 11 pour cent du PIB. En Tunisie, l’emprunt extérieur de l’État n’a pas pris la place du secteur privé ; l’investissement privé est néanmoins tombé à 18 pour cent du PIB.
Le déficit des transactions courantes des deux pays s’est creusé à cause de la baisse des revenus du tourisme et des perturbations affectant les exportations et ni l’Égypte, ni la Tunisie n’ont pris de mesures pour améliorer la compétitivité du secteur privé. Sissi, comme son prédécesseur Hosni Moubarak, s’inquiète de voir des acteurs du secteur privé acquérir une influence politique et a préféré faire affaires avec des acolytes en qui il peut avoir confiance, appartenant notamment à des entreprises de l’armée et à d’autres firmes liées à l’ancien régime Moubarak. En Tunisie, la bureaucratie étatique a entravé l’activité du secteur privé et des rapports font état d’une progression de la corruption par des entreprises ayant des relations politiques haut placées depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Nidaa Tounes en 2015.
La Tunisie a laissé sa monnaie s’ajuster au cours des dernières années et le dinar tunisien a perdu un tiers de sa valeur contre le dollar américain depuis 2014. L’Égypte, de son côté, a géré de manière désastreuse le taux de change de sa monnaie. A l’exception d’un léger ajustement en 2013, elle a maintenu la parité de la livre égyptienne avec le dollar américain depuis 2011, même après que la monnaie soit devenue fortement surévaluée et qu’elle ait commencé à créer une pénurie des biens importés. Lorsque l’Égypte s’est pliée aux conditions du FMI et que la banque centrale égyptienne a décidé de laisser flotter la livre le 1er novembre, le taux de change est passé de 8,5 à 15,5 livres pour un dollar. Il est probable qu’à court terme, les biens importés coûtent de 40 à 60 pour cent plus chers qu’aujourd’hui.
Les citoyens égyptiens et tunisiens sont de plus en plus mécontents des performances économiques de leurs pays respectifs. Mais il est plausible qu’au fil du temps, cette frustration sera bénéfique pour l’économie tunisienne et préjudiciable pour l’économie égyptienne.
Pour commencer, la participation de toutes les parties à la vie politique en Tunisie encourage un sain débat sur les solutions potentielles. Le nouveau cabinet formé en août dernier comprend par exemple d’anciens dirigeants syndicaux qui peuvent à présent contribuer à l’élaboration des grandes orientations économiques au lieu de simplement revendiquer une augmentation des salaires. Le débat politique public est ainsi déjà devenu plus constructif parce que les législateurs étudient comment les entreprises et les salariés pourraient partager le fardeau de l’ajustement économique.
A cause d’un système politique étroitement contrôlé, le gouvernement égyptien a par contre constamment peur d’une révolte populaire. En l’absence de vecteurs d’un débat politique constructif, l’option choisie par les autorités a été de repousser les ajustements économiques nécessaires jusqu’à ce qu’ils deviennent incontournables. Cette approche n’est pas seulement inefficace au plan économique (ce que reflète la faiblesse des investissements étrangers nets de portefeuille en Égypte ces dernières années), elle est également risquée au plan politique. Les autorités égyptiennes ne peuvent que croiser les doigts et espérer que les citoyens ne manifestent pas massivement en réaction à la récente dévaluation de la livre.
La participation de toutes les parties à la vie politique engendre une opinion publique mieux informée – et possiblement plus indulgente. En Tunisie, les médias et les membres de la société civile peuvent librement surveiller l'action des pouvoirs publics et demander des changements. Même si les réformes ont tardé à se concrétiser, le gouvernement ne peut ignorer indéfiniment les critiques des citoyens. En fait, le projet de loi de finances pour l’année 2017 inclut des mesures urgentes pour lutter contre la corruption et réduire la bureaucratie et l’évasion fiscale.
En Égypte, par contre, la dévaluation de la monnaie a été un choc pour les citoyens ordinaires, peu au fait de l’état réel de l’économie parce que les médias grand public, qui sont devenus les porte-paroles du régime, ont présenté un tableau idyllique du retour de l’Égypte aux jours de gloire. Dans le même temps, les autorités ont sévèrement limité la liberté d’expression et d’association ; critiquer le gouvernement s’apparente à un acte de haute trahison.
La Tunisie a réalisé des progrès au plan politique en consolidant les processus démocratiques, en créant un espace institutionnel pour toutes les parties prenantes et en autorisant la liberté d’expression et d’association, une évolution qui est de bon augure pour les perspectives économiques à long terme du pays.
L’Égypte, pour sa part, pourrait bénéficier de gains à court terme liés au programme de prêts du FMI. Ses dirigeants, « féroces, mais faibles », ne peuvent cependant s’attendre à réaliser des progrès à long terme en aggravant la situation par des mesures despotiques. S’ils ne prennent pas le long et tortueux chemin vers l’inclusion politique, ils seront tôt ou tard confrontés à la colère de ceux qu’ils ont exclus.
Ishac Diwan est chercheur associé de la Middle East Initiative du Belfer Center de l’université de Harvard et titulaire de la Chaire d’excellence « Monde Arabe » à l’université de recherche Paris Sciences et Lettres.