Les révoltes populistes de 2016 mettront probablement fin à cette frénésie d’accords. Si les pays en développement peuvent toujours s’engager dans des négociations de portée plus limitée, les deux poids lourds encore sur la table, le Partenariat Transpacifique (PTP – TPP) et le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI – TTIP) sont pour ainsi dire morts après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis.
Nous ne devrions pas pleurer leur trépas.
Quel but poursuivent réellement les accords commerciaux ? La réponse semble évidente : les pays négocient des accords commerciaux pour octroyer plus de libertés à leurs échanges. Mais la réalité est bien plus complexe. Non seulement les accords commerciaux s’étendent aujourd’hui à de nombreux domaines d’activité, comme la santé ou la réglementation sanitaire, les brevets et les droits d’auteur, la réglementation du compte de capital, ou encore les droits des investisseurs, mais il n’est pas non plus certain qu’ils aient beaucoup à voir avec le libre-échange.
L’argument économique habituel en faveur de l’ouverture commerciale est d’ordre intérieur. Il y aura des gagnants et des perdants, mais la libéralisation des échanges agrandit la taille du gâteau économique sur le marché intérieur. Les échanges sont bons pour nous, et c’est dans notre propre intérêt – non pour aider des pays tiers – que nous devons lever les obstacles. L’ouverture commerciale n’est donc pas une expérience cosmopolite ; elle nécessite seulement les ajustements intérieurs indispensables pour garantir à tous les groupes (du moins à ceux qui ont un poids politique) leur part des bénéfices générés globalement.
Pour les petites économies des marché mondiaux, l’histoire ne va pas plus loin. Elles n’ont pas besoin d’accords commerciaux, parce que le libre-échange est de toute façon dans leur intérêt (et parce qu’elles n’ont aucun poids dans les négociations face aux grands pays).
Les grands pays, en revanche, peuvent manipuler les termes de l’échange – en l’occurrence les prix sur le marché mondial des biens qu’ils exportent ou importent. Et les économistes voient là un argument en faveur des accords commerciaux. Ainsi, en imposant des droits de douane sur les importations d’acier, par exemple, les États-Unis peuvent-ils diminuer les prix auxquels les producteurs chinois vendent leurs produits. Ou bien en imposant les exportations aéronautiques, peuvent-ils renchérir le prix que des acheteurs étrangers devront payer. Un accord commercial, qui interdit ces politiques du « chacun pour soi », rend service à tous les pays qui, sans lui, finiraient par tous en pâtir.
Mais il est bien difficile d’accorder cette logique à la réalité des accords existants. Même si les États-Unis imposent effectivement des droits de douanes aux importations d’acier chinois (et à celles de nombreux autres produits), la raison n’en est pas véritablement la volonté de faire baisser le prix mondial de l’acier. Laissés à eux-mêmes, les États-Unis auraient plus tendance à subventionner les exportations d’appareils construits par Boeing – comme ils l’ont souvent fait – qu’à leur imposer des taxes. Et les règles de l’OMC, alors qu’elles n’imposent pas de restrictions directes sur ces taxes, interdisent bel et bien les subventions aux exportations – qui sont pourtant, économiquement parlant, des politiques du « chacun pour tous ».
Ainsi la raison économique ne nous mène-t-elle pas très loin lorsqu’il s’agit de comprendre les accords commerciaux. La raison politique semble ici plus utile : la politique commerciale des États-Unis concernant l’acier et l’aéronautique répond probablement mieux au désir des décideurs de protéger ces deux industries – très bien représentées dans les lobbies à Washington – qu’à des considérations économiques de portée générale.
Les accords commerciaux, affirment encore leurs partisans, peuvent contribuer à limiter le gâchis de telles mesures en compliquant la tâche aux gouvernements qui sinon n’hésiteraient pas à dispenser plus de faveurs aux industries les mieux en cour. Mais cet argument ne tient pas compte de (toute) la réalité. Si les politiques économiques sont dans une large mesure influencées par les lobbies, pourquoi les négociations commerciales internationales ne le seraient-elles pas aussi ? Et la rédaction des règles commerciales par une conjonction de lobbies de différents pays plutôt que par ceux d’un seul constitue-t-elle une garantie ?
Bien sûr, les lobbies nationaux, dès lors qu’ils doivent se mesurer aux lobbies étrangers, ne peuvent être certains d’obtenir tout ce qu’ils souhaitent. Mais là encore, des intérêts communs à des groupes industriels de différents pays peuvent influencer les décisions dans le sens qui leur est le plus favorable.
Tant que les accords commerciaux ont essentiellement porté sur les tarifs douaniers, les échanges négociés d’accès aux marchés ont généralement produit une baisse des barrières douanières aux importations – donnant raison à ceux qui pensaient que les lobbies s’équilibreraient les uns les autres. Mais il y a bien entendu beaucoup d’exemples de collusions d’intérêts au niveau international. L’interdiction par l’OMC des subventions à l’exportation n’a pas de véritable logique économique, comme je l’ai déjà relevé. Et dans la pratique, les règles anti-dumping sont elles aussi explicitement protectionnistes.
Plus récemment, les exemples irrationnels se sont multipliés. Les derniers accords commerciaux comprennent des règles touchant à la « propriété intellectuelle », aux flux de capitaux et à la protection des investissements, principalement conçues pour générer et préserver les profits des institutions financières et des entreprises multinationales aux dépens d’autres objectifs politiques légitimes. Ces règles fournissent aux investisseurs étrangers des protection spéciales qui entrent souvent en conflit avec les réglementations sanitaires ou environnementales. Elles compliquent l’accès des pays en développement à la technologie et affaiblissent leur capacité à contrôler les flux de capitaux ou à diversifier leur économie en décidant eux-mêmes de leur politique industrielle.
Les politiques commerciales animées par les lobbies nationaux et les intérêts particuliers coûtent cher aux pays qui les pratiquent. Elles peuvent avoir des conséquences protectionnistes, qui coûtent cher à tout le monde, mais telle n’est pas leur raison d’être. Elles sont la conséquence de luttes d’influence et d’incapacités politiques au sein des sociétés. Les accords commerciaux internationaux peuvent contribuer, mais dans une certaine mesure seulement, à palier ses incapacités intérieures, mais ils peuvent aussi les aggraver. La réduction de ces politiques plus autistes que protectionnistes passe par une meilleure gouvernance intérieure et non par la mise en place de règles internationales.
Ne l’oublions pas, à l’heure où nous déplorons la fin d’une époque, celle des accords commerciaux. Si nous parvenons à gérer correctement nos propres économies, de nouveaux accords commerciaux nous paraîtront, dans une large mesure, redondants.
Traduction François Boisivon
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard, est l’auteur, récemment, de l’ouvrage Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science (« Les règles de l’économie : les raisons et les torts de de la pseudo-science »).
Nous ne devrions pas pleurer leur trépas.
Quel but poursuivent réellement les accords commerciaux ? La réponse semble évidente : les pays négocient des accords commerciaux pour octroyer plus de libertés à leurs échanges. Mais la réalité est bien plus complexe. Non seulement les accords commerciaux s’étendent aujourd’hui à de nombreux domaines d’activité, comme la santé ou la réglementation sanitaire, les brevets et les droits d’auteur, la réglementation du compte de capital, ou encore les droits des investisseurs, mais il n’est pas non plus certain qu’ils aient beaucoup à voir avec le libre-échange.
L’argument économique habituel en faveur de l’ouverture commerciale est d’ordre intérieur. Il y aura des gagnants et des perdants, mais la libéralisation des échanges agrandit la taille du gâteau économique sur le marché intérieur. Les échanges sont bons pour nous, et c’est dans notre propre intérêt – non pour aider des pays tiers – que nous devons lever les obstacles. L’ouverture commerciale n’est donc pas une expérience cosmopolite ; elle nécessite seulement les ajustements intérieurs indispensables pour garantir à tous les groupes (du moins à ceux qui ont un poids politique) leur part des bénéfices générés globalement.
Pour les petites économies des marché mondiaux, l’histoire ne va pas plus loin. Elles n’ont pas besoin d’accords commerciaux, parce que le libre-échange est de toute façon dans leur intérêt (et parce qu’elles n’ont aucun poids dans les négociations face aux grands pays).
Les grands pays, en revanche, peuvent manipuler les termes de l’échange – en l’occurrence les prix sur le marché mondial des biens qu’ils exportent ou importent. Et les économistes voient là un argument en faveur des accords commerciaux. Ainsi, en imposant des droits de douane sur les importations d’acier, par exemple, les États-Unis peuvent-ils diminuer les prix auxquels les producteurs chinois vendent leurs produits. Ou bien en imposant les exportations aéronautiques, peuvent-ils renchérir le prix que des acheteurs étrangers devront payer. Un accord commercial, qui interdit ces politiques du « chacun pour soi », rend service à tous les pays qui, sans lui, finiraient par tous en pâtir.
Mais il est bien difficile d’accorder cette logique à la réalité des accords existants. Même si les États-Unis imposent effectivement des droits de douanes aux importations d’acier chinois (et à celles de nombreux autres produits), la raison n’en est pas véritablement la volonté de faire baisser le prix mondial de l’acier. Laissés à eux-mêmes, les États-Unis auraient plus tendance à subventionner les exportations d’appareils construits par Boeing – comme ils l’ont souvent fait – qu’à leur imposer des taxes. Et les règles de l’OMC, alors qu’elles n’imposent pas de restrictions directes sur ces taxes, interdisent bel et bien les subventions aux exportations – qui sont pourtant, économiquement parlant, des politiques du « chacun pour tous ».
Ainsi la raison économique ne nous mène-t-elle pas très loin lorsqu’il s’agit de comprendre les accords commerciaux. La raison politique semble ici plus utile : la politique commerciale des États-Unis concernant l’acier et l’aéronautique répond probablement mieux au désir des décideurs de protéger ces deux industries – très bien représentées dans les lobbies à Washington – qu’à des considérations économiques de portée générale.
Les accords commerciaux, affirment encore leurs partisans, peuvent contribuer à limiter le gâchis de telles mesures en compliquant la tâche aux gouvernements qui sinon n’hésiteraient pas à dispenser plus de faveurs aux industries les mieux en cour. Mais cet argument ne tient pas compte de (toute) la réalité. Si les politiques économiques sont dans une large mesure influencées par les lobbies, pourquoi les négociations commerciales internationales ne le seraient-elles pas aussi ? Et la rédaction des règles commerciales par une conjonction de lobbies de différents pays plutôt que par ceux d’un seul constitue-t-elle une garantie ?
Bien sûr, les lobbies nationaux, dès lors qu’ils doivent se mesurer aux lobbies étrangers, ne peuvent être certains d’obtenir tout ce qu’ils souhaitent. Mais là encore, des intérêts communs à des groupes industriels de différents pays peuvent influencer les décisions dans le sens qui leur est le plus favorable.
Tant que les accords commerciaux ont essentiellement porté sur les tarifs douaniers, les échanges négociés d’accès aux marchés ont généralement produit une baisse des barrières douanières aux importations – donnant raison à ceux qui pensaient que les lobbies s’équilibreraient les uns les autres. Mais il y a bien entendu beaucoup d’exemples de collusions d’intérêts au niveau international. L’interdiction par l’OMC des subventions à l’exportation n’a pas de véritable logique économique, comme je l’ai déjà relevé. Et dans la pratique, les règles anti-dumping sont elles aussi explicitement protectionnistes.
Plus récemment, les exemples irrationnels se sont multipliés. Les derniers accords commerciaux comprennent des règles touchant à la « propriété intellectuelle », aux flux de capitaux et à la protection des investissements, principalement conçues pour générer et préserver les profits des institutions financières et des entreprises multinationales aux dépens d’autres objectifs politiques légitimes. Ces règles fournissent aux investisseurs étrangers des protection spéciales qui entrent souvent en conflit avec les réglementations sanitaires ou environnementales. Elles compliquent l’accès des pays en développement à la technologie et affaiblissent leur capacité à contrôler les flux de capitaux ou à diversifier leur économie en décidant eux-mêmes de leur politique industrielle.
Les politiques commerciales animées par les lobbies nationaux et les intérêts particuliers coûtent cher aux pays qui les pratiquent. Elles peuvent avoir des conséquences protectionnistes, qui coûtent cher à tout le monde, mais telle n’est pas leur raison d’être. Elles sont la conséquence de luttes d’influence et d’incapacités politiques au sein des sociétés. Les accords commerciaux internationaux peuvent contribuer, mais dans une certaine mesure seulement, à palier ses incapacités intérieures, mais ils peuvent aussi les aggraver. La réduction de ces politiques plus autistes que protectionnistes passe par une meilleure gouvernance intérieure et non par la mise en place de règles internationales.
Ne l’oublions pas, à l’heure où nous déplorons la fin d’une époque, celle des accords commerciaux. Si nous parvenons à gérer correctement nos propres économies, de nouveaux accords commerciaux nous paraîtront, dans une large mesure, redondants.
Traduction François Boisivon
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard, est l’auteur, récemment, de l’ouvrage Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science (« Les règles de l’économie : les raisons et les torts de de la pseudo-science »).