Paul Krugman et la reprise Obama

Mardi 13 Janvier 2015

NEW YORK – Depuis plusieurs années, et souvent plusieurs fois par mois, le prix Nobel d’économie Paul Krugman, chroniqueur au New York Times ainsi que bloggeur, délivre principalement un message à ses fidèles lecteurs : obsédés par la réduction du déficit, les « austériens » (comme il appelle les partisans de l’austérité budgétaire) seraient en effet dans l’erreur. Dans un contexte de faiblesse de la demande privée, le repli budgétaire aboutirait à une hausse chronique du taux de chômage. Les mesures de réduction du déficit rappelleraient ainsi cette année 1937 au cours de laquelle Franklin D. Roosevelt décida prématurément de réduire la relance du New Deal, replongeant alors les États-Unis dans la récession.


Le Congrès et la Maison Blanche ont bel et bien joué la carte de l’austérité à partir du milieu de l’année 2011. Le déficit budgétaire fédéral  est ainsi passé de 8,4 % du PIB en 2011 à une prévision de 2,9 % du PIB pour l’ensemble de l’année 2014. Par ailleurs, selon le Fonds monétaire international, le déficit structurel  (parfois appelé « déficit de plein emploi »), mesure de la relance budgétaire, a diminué de 7,8 % du PIB potentiel à 4 % du PIB potentiel entre 2011 et 2014.
Krugman reproche vivement aux mesures de réduction du déficit de prolonger voire d’intensifier ce qu’il ne cesse d’appeler la « dépression » (ou qu’il qualifie parfois de stade de « dépression légère »). Seuls des imbéciles, tels que les dirigeants du Royaume-Uni (qu’il compare  à la troupe comique des Trois Stooges), pourraient croire le contraire.
Or, plutôt que de connaître une nouvelle récession, ou de subir une dépression persistante, les États-Unis ont vu leur taux de chômage diminuer de 8,6 % en novembre 2011 à 5,8 % en novembre 2014. La croissance économique réelle de 2011 s’est maintenue à 1,6 %, le FMI l’estimant  à 2,2 % pour l’ensemble de l’année 2014. Le PIB du troisième trimestre 2014 a connu une importante croissance de 5 % de son taux annuel, semblant indiquer une croissance cumulée de plus de 3 % pour l’année 2015.
Tant pis pour les prévisions de Krugman. Aucun de ses articles parus dans le New York Times au premier semestre 2013, époque à laquelle sont entrées en vigueur les mesures « austériennes » de réduction du déficit, n’avait prévu de baisse significative du chômage, ni que la croissance économique enregistrerait une nette reprise. Au contraire, « le recours désastreux à l’austérité aboutit à la destruction de millions d’emplois et à la ruine d’innombrables existences, » avait-il affirmé, le Congrès des États-Unis exposant les Américains  à « la menace imminente d’importants dégâts économiques liés à la réduction des dépenses à court terme. » « Toute véritable reprise apparaît extrêmement lointaine, » avait-il ainsi fait valoir. « Je commence même à craindre qu’elle ne pointe jamais plus à l’horizon. »
Si j’évoque les écrits de Krugman, c’est parce que celui-ci s’est approprié une victoire dans son article de fin 2014, intitulé « The Obama Recovery. »  La reprise, selon Krugman, serait survenue non pas malgré l’austérité qu’il déplore depuis plusieurs années, mais parce que « nous semblons avoir cessé de resserrer la vis : la dépense publique n’explose certes pas, mais cesse au moins d’être sacrifiée. Et l’économie s’en porte beaucoup mieux. »
Comment ne pas considérer absurde une telle affirmation ? Le déficit budgétaire a en effet été considérablement réduit, de même qu’a diminué le taux de chômage. Voici pourtant que Krugman considère que tout s’est passé exactement comme il l’avait prévu.
En réalité, Krugman associe deux idées distinctes comme si elles étaient toutes deux les composantes de la pensée « progressiste. » D’un côté, il incarne la « conscience d’un libéral, » s’intéressant à juste titre aux démarches consistant pour l’État à combattre la pauvreté, les difficultés en matière de santé, la dégradation de l’environnement, le creusement des inégalités, et autres maux de la société. J’admire ce pan des travaux de Krugman, avec lesquels je suis d’accord comme je l’explique dans mon ouvrage The Price of Civilization.
D’un autre côté, et de manière inexplicable, Krugman endosse le rôle d’un gestionnaire pur et simple de la demande globale, comme si la promotion d’importants déficits budgétaires au cours des dernières années constituait également une composante de l’économie progressiste. (La position de Krugman est parfois qualifiée de keynésianisme. Or, John Maynard Keynes savait beaucoup plus que Krugman combien nous ne saurions nous reposer sur des « multiplicateurs de la demande » purement mécaniques pour déterminer le taux de chômage.) Les déficits n’ont pas été suffisamment creusés en 2009 pour prévenir un taux de chômage élevé, a-t-il insisté, et la pente s’est révélée encore plus abrupte après 2010.
De toute évidence, les récentes tendances – déclin significatif du taux de chômage ainsi que hausse non négligeable et accélération de la croissance économique – viennent faire planer le doute sur le diagnostic macro-économique de Krugman (sans aller jusqu’à remettre en cause sa politique progressiste). Ces mêmes tendances apparaissent au Royaume-Uni, où le gouvernement du Premier ministre David Cameron a réduit le déficit budgétaire structurel de 8,4 % du PIB potentiel en 2010 à 4,1 % en 2014, le taux de chômage étant également passé de 7,9 % au moment de la prise de fonctions de Cameron à quelque 6 %, selon les données les plus récentes  pour l’automne 2014.
Soyons clairs, j’estime que nous avons besoin de davantage de dépenses publiques en tant que part du PIB – aux fins de l’éducation, des infrastructures, d’une énergie à faible empreinte CO2, de la recherche et du développement, ainsi que des avantages sociaux pour les familles aux revenus les plus faibles. Pour autant, nous devrions payer tout cela au moyen de hausses d’impôts sur les revenus et les patrimoines les plus élevés, d’une taxe carbone, ainsi que de prélèvements futurs collectés sur les nouvelles infrastructures. Il nous faut certes adopter la conscience libérale, mais sans pour autant subir de déficits budgétaires chroniques.
Il n’y a rien de progressiste dans l’existence de déficits budgétaires colossaux et d’un ratio dette/PIB croissant. Après tout, l’importance des déficits n’a aucun effet fiable sur la réduction du chômage, et l’atténuation du déficit peut aller de pair avec la baisse du taux de chômage.
Krugman compte parmi les grands théoriciens économiques et polémistes de ce monde. Il lui faut toutefois remplacer cette casquette polémiste par une casquette analytique, et réfléchir plus profondément à l’expérience récente : existence à la fois d’une réduction du déficit et d’une reprise, de la création d’emplois, et d’une baisse du chômage. Ceci pourrait être l’occasion pour lui de repenser sa philosophie macroéconomique de longue date, plutôt que de s’efforcer de justifier des idées que viennent pourtant contrarier les dernières tendances.
Traduit de l'anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur de politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia. Il est également conseiller spécial auprès du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des Objectifs du millénaire pour le développement.
 
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