Il est difficile de se lancer dans des prévisions, car Trump n'a pas encore proposé de législation détaillée, et que l'on ignore ce que sera la prise de position finale du Congrès et de la Justice face à une avalanche de décrets présidentiels. Mais l'incertitude ne peut justifier le déni.
Il est maintenant clair qu'il faut prendre au sérieux les déclarations et les tweets de Trump. Après l'élection de novembre presque tout le monde espérait qu'il renoncerait à l'extrémisme qui a marqué sa campagne. On croyait que ce maître de l'irréel jouerait un personnage différent une fois qu'il assumerait la lourde responsabilité de la présidence des USA, qualifiée souvent de poste le plus puissant du monde.
Un phénomène analogue se reproduit avec chaque nouveau président américain : que nous ayons voté ou pas pour le nouvel élu, nous avons une idée de ce que nous voudrions qu'il fasse. Mais alors que la plupart des élus apprécient que chacun imagine qu'il va répondre à ses attentes, Trump n'a laissé aucun doute : il va faire ce qu'il a dit, arrêter l'immigration des musulmans, construire un mur à la frontière avec le Mexique, renégocier l'Accord de libre-échange nord-américain, abroger la loi Dodd-Frank de 2010 sur la réglementation financière et entreprendre nombre d'autres réformes que même ses partisans désapprouvent.
J'ai critiqué certains aspects de l'ordre économique et de l'organisation de la sécurité issus de l'après-guerre, basés sur l'ONU, l'OTAN, l'UE et tout un réseau institutionnel et relationnel. Mais il y a un énorme fossé entre essayer des réformes destinées à rendre ce type de réseau plus efficace et un programme qui vise à les détruire.
Trump considère la politique internationale comme un jeu à somme nulle. En réalité, bien gérée, la mondialisation peut être bénéfique à tous : l'Amérique y gagne si ses amis et alliés (qu'il s'agisse de l'Australie, de l'UE ou du Mexique) sont forts. Mais la politique de Trump menace de transformer la mondialisation en un jeu à somme négative : l'Amérique va être perdante elle aussi.
La politique qu'il allait mettre en oeuvre était claire dès son discours d'investiture. Son invocation répétée de "l'Amérique avant tout" avec son sous-entendu fascisant soulignait son engagement à appliquer les mesures les plus odieuses de son programme. Les gouvernements précédents avaient toujours pris au sérieux la responsabilité qui leur incombait de défendre les intérêts des USA, mais c'était généralement dans la compréhension éclairée de l'intérêt national. Ils estimaient que les Américains bénéficieraient d'une économie mondiale plus prospère et d'alliances entre les pays décidés à défendre l'état de droit, la démocratie et les droits humains.
Le seul élément positif est le renouveau du sentiment de solidarité autour de valeurs fondamentales telles que la tolérance et l'égalité, renouveau suscité par la conscience de la bigoterie et de la misogynie (ouverte ou cachée) de Trump et de son équipe. Cette solidarité devient mondiale, car le rejet et les protestations contre Trump et ses alliés s'étendent à l'ensemble du monde démocratique.
Aux USA, l'Union américaine pour les libertés civiques (ACLU, American Civil Liberties Union) ayant anticipé que Trump allait rapidement piétiner les droits fondamentaux a montré qu'elle était prête à défendre les grands principes constitutionnels tels que le droit à une justice équitable, une protection égale pour tous et la neutralité de l'Etat dans le domaine religieux. Pour la soutenir, les Américains ont donné des millions de dollars à l'ACLU le mois dernier.
A travers le pays, les employés et les clients des entreprises dont le PDG ou les membres des conseils d'administration soutiennent Trump ont exprimé leur inquiétude. En tant que groupe, les investisseurs et les dirigeants d'entreprise sont devenus des soutiens du nouveau président. Lors du Forum économique mondial de cette année à Davos, beaucoup d'entre eux ont salivé à sa promesse de baisser les impôts et de déréglementer, mais ils ont ignoré les mesures protectionnistes qu'il a annoncées, ainsi que sa bigoterie (qui n'a pas été mentionnée une seule fois lors de la seule rencontre à laquelle j'ai assisté). Le manque de courage était encore plus inquiétant : il était évident que beaucoup de ceux qui étaient préoccupés par la victoire de Trump n'osaient pas s'exprimer et voulaient surtout éviter qu'eux-mêmes (et le prix des actions de leur entreprise) ne soient la cible d'un tweet.
La peur qui se répand est une caractéristique des régimes autoritaires, c'est la première fois que je vois cela aux USA au cours de ma vie d'adulte. C'est ainsi que l'importance de l'état de droit qui était jusque là un concept abstrait pour beaucoup d'Américains est devenu quelque chose de palpable. Dans le cadre d'un état de droit, si l'Etat veut empêcher les entreprises de se délocaliser ou de sous-traiter, il propose une législation et adopte une réglementation pour créer les incitations nécessaires et décourager les comportements indésirables. Il ne harcèle pas et ne menace pas telle ou telle firme et ne pointe pas du doigt des réfugiés traumatisés comme une menace pour la sécurité.
Jusqu'à présent des journaux de référence, notamment le New York Times et le Washington Post, ont refusé de normaliser le reniement des valeurs américaines auquel se livre Trump. Il n'est pas normal que les USA aient un président qui s'en prend à l'indépendance de la Justice, qui remplace par un fanatique responsable d'un site d'extrême-droite les chefs de l'armée et des services de renseignement au cœur de l'élaboration de la politique de sécurité nationale, un président qui lors des derniers tests de missiles balistiques par la Corée du Nord est allé au secours des affaires de sa fille.
Quand nous sommes constamment confrontés à des événements et des décisions inacceptables, il est facile de devenir indifférent et de considérer les abus de pouvoir du passé à l'aune des violations des droits encore plus graves qui se profilent à l'horizon. L'un des grands défis de cette nouvelle ère est de rester vigilant et de résister chaque fois et partout où cela sera nécessaire.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt. Son dernier livre s'intitule The Euro: How a Common Currency Threatens the Future of Europe [L'euro : comment la monnaie commune menace l'avenir de l'Europe].
Il est maintenant clair qu'il faut prendre au sérieux les déclarations et les tweets de Trump. Après l'élection de novembre presque tout le monde espérait qu'il renoncerait à l'extrémisme qui a marqué sa campagne. On croyait que ce maître de l'irréel jouerait un personnage différent une fois qu'il assumerait la lourde responsabilité de la présidence des USA, qualifiée souvent de poste le plus puissant du monde.
Un phénomène analogue se reproduit avec chaque nouveau président américain : que nous ayons voté ou pas pour le nouvel élu, nous avons une idée de ce que nous voudrions qu'il fasse. Mais alors que la plupart des élus apprécient que chacun imagine qu'il va répondre à ses attentes, Trump n'a laissé aucun doute : il va faire ce qu'il a dit, arrêter l'immigration des musulmans, construire un mur à la frontière avec le Mexique, renégocier l'Accord de libre-échange nord-américain, abroger la loi Dodd-Frank de 2010 sur la réglementation financière et entreprendre nombre d'autres réformes que même ses partisans désapprouvent.
J'ai critiqué certains aspects de l'ordre économique et de l'organisation de la sécurité issus de l'après-guerre, basés sur l'ONU, l'OTAN, l'UE et tout un réseau institutionnel et relationnel. Mais il y a un énorme fossé entre essayer des réformes destinées à rendre ce type de réseau plus efficace et un programme qui vise à les détruire.
Trump considère la politique internationale comme un jeu à somme nulle. En réalité, bien gérée, la mondialisation peut être bénéfique à tous : l'Amérique y gagne si ses amis et alliés (qu'il s'agisse de l'Australie, de l'UE ou du Mexique) sont forts. Mais la politique de Trump menace de transformer la mondialisation en un jeu à somme négative : l'Amérique va être perdante elle aussi.
La politique qu'il allait mettre en oeuvre était claire dès son discours d'investiture. Son invocation répétée de "l'Amérique avant tout" avec son sous-entendu fascisant soulignait son engagement à appliquer les mesures les plus odieuses de son programme. Les gouvernements précédents avaient toujours pris au sérieux la responsabilité qui leur incombait de défendre les intérêts des USA, mais c'était généralement dans la compréhension éclairée de l'intérêt national. Ils estimaient que les Américains bénéficieraient d'une économie mondiale plus prospère et d'alliances entre les pays décidés à défendre l'état de droit, la démocratie et les droits humains.
Le seul élément positif est le renouveau du sentiment de solidarité autour de valeurs fondamentales telles que la tolérance et l'égalité, renouveau suscité par la conscience de la bigoterie et de la misogynie (ouverte ou cachée) de Trump et de son équipe. Cette solidarité devient mondiale, car le rejet et les protestations contre Trump et ses alliés s'étendent à l'ensemble du monde démocratique.
Aux USA, l'Union américaine pour les libertés civiques (ACLU, American Civil Liberties Union) ayant anticipé que Trump allait rapidement piétiner les droits fondamentaux a montré qu'elle était prête à défendre les grands principes constitutionnels tels que le droit à une justice équitable, une protection égale pour tous et la neutralité de l'Etat dans le domaine religieux. Pour la soutenir, les Américains ont donné des millions de dollars à l'ACLU le mois dernier.
A travers le pays, les employés et les clients des entreprises dont le PDG ou les membres des conseils d'administration soutiennent Trump ont exprimé leur inquiétude. En tant que groupe, les investisseurs et les dirigeants d'entreprise sont devenus des soutiens du nouveau président. Lors du Forum économique mondial de cette année à Davos, beaucoup d'entre eux ont salivé à sa promesse de baisser les impôts et de déréglementer, mais ils ont ignoré les mesures protectionnistes qu'il a annoncées, ainsi que sa bigoterie (qui n'a pas été mentionnée une seule fois lors de la seule rencontre à laquelle j'ai assisté). Le manque de courage était encore plus inquiétant : il était évident que beaucoup de ceux qui étaient préoccupés par la victoire de Trump n'osaient pas s'exprimer et voulaient surtout éviter qu'eux-mêmes (et le prix des actions de leur entreprise) ne soient la cible d'un tweet.
La peur qui se répand est une caractéristique des régimes autoritaires, c'est la première fois que je vois cela aux USA au cours de ma vie d'adulte. C'est ainsi que l'importance de l'état de droit qui était jusque là un concept abstrait pour beaucoup d'Américains est devenu quelque chose de palpable. Dans le cadre d'un état de droit, si l'Etat veut empêcher les entreprises de se délocaliser ou de sous-traiter, il propose une législation et adopte une réglementation pour créer les incitations nécessaires et décourager les comportements indésirables. Il ne harcèle pas et ne menace pas telle ou telle firme et ne pointe pas du doigt des réfugiés traumatisés comme une menace pour la sécurité.
Jusqu'à présent des journaux de référence, notamment le New York Times et le Washington Post, ont refusé de normaliser le reniement des valeurs américaines auquel se livre Trump. Il n'est pas normal que les USA aient un président qui s'en prend à l'indépendance de la Justice, qui remplace par un fanatique responsable d'un site d'extrême-droite les chefs de l'armée et des services de renseignement au cœur de l'élaboration de la politique de sécurité nationale, un président qui lors des derniers tests de missiles balistiques par la Corée du Nord est allé au secours des affaires de sa fille.
Quand nous sommes constamment confrontés à des événements et des décisions inacceptables, il est facile de devenir indifférent et de considérer les abus de pouvoir du passé à l'aune des violations des droits encore plus graves qui se profilent à l'horizon. L'un des grands défis de cette nouvelle ère est de rester vigilant et de résister chaque fois et partout où cela sera nécessaire.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt. Son dernier livre s'intitule The Euro: How a Common Currency Threatens the Future of Europe [L'euro : comment la monnaie commune menace l'avenir de l'Europe].