Peur et dégoût au Sénégal

Jeudi 18 Mars 2021

Des manifestations de grande ampleur ont éclaté au Sénégal depuis début mars, reflétant la colère généralisée de la population face à la corruption, un taux de chômage élevé et la plainte pour viols contre la figure de proue de l’opposition, Ousmane Sonko (qui nie les faits), une accusation perçue par beaucoup comme répondant à des motivations politiques. Le gouvernement du président Macky Sall a brutalement réprimé ces manifestations – les troubles les plus importants depuis une décennie dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. Au moins huit personnes ont été tuées et des restrictions à la liberté d’expression ont été imposées.


Le gouvernement Sall doit prendre du recul et reconsidérer son approche. Au lieu de mettre en péril les progrès démocratiques durement acquis, il doit s’efforcer de désamorcer les tensions et promouvoir la reprise économique du pays.

La longue marche du Sénégal vers la démocratie a commencé il y soixante-dix ans, avec les revendications d'indépendance vis-à-vis du régime colonial français. Le pays a atteint cet objectif à la suite d'un accord sur le transfert de pouvoirs conclu avec la France en 1960, et le poète Léopold Sédar Senghor est devenu son premier président.

La lutte pour la démocratie a repris en 1988, lorsque les partis d’opposition ont allégué des fraudes lors de l’élection présidentielle remportée par le président sortant, Abdou Diouf. En réaction, le gouvernement Diouf a imposé un état d’urgence de quelques mois, assorti d’un couvre-feu pesant. Mais lors de sa défaite à l’élection présidentielle de 2000, Diouf a pacifiquement cédé le pouvoir à son adversaire, Abdoulaye Wade, une transition qui a beaucoup fait pour renforcer la réputation du Sénégal en tant que bastion régional de stabilité politique.

En 2012, le « mouvement du 23 juin », une coalition de la société civile emmenée par des jeunes et des artistes, s’est mobilisé pour sauvegarder la Constitution du Sénégal et empêcher le président Wade de remporter un troisième mandat au moyen d’une manœuvre hautement controversée. (Une disposition constitutionnelle limitant les présidents à deux mandats consécutifs est entrée en vigueur en 2001, un an après l’accession de Wade à la présidence). En l'occurrence, Wade a perdu au second tour face à Sall, qui a été réélu en 2019.

Toutefois, si le Sénégal présente aujourd’hui tous les éléments caractéristiques d’une démocratie, le pays a besoin de plus qu’une façade institutionnelle. En fait, ces dernières années, le Sénégal n’a pas été à la hauteur de ce que l’on attend d’une véritable démocratie, sous bien des aspects préoccupants.

Tout d’abord, l’administration Sall a été accusée de détournement de fonds et de corruption dans l’attribution de concessions pétrolières et gazières. Le gouvernement a également cherché à écarter plusieurs opposants politiques au moyen d’allégations sélectives de corruption et de harcèlement sexuel – dont celles visant Sonko et qui ont contribué à déclencher les récents heurts dans tout le pays. Et l’arsenal répressif utilisé par les autorités par mettre fin à ces manifestations – avec la mort d’un jeune homme de 17 ans tué par balles, selon des sources fiables – a d’autant plus sapé la crédibilité démocratique du régime.

Pour éviter de compromettre davantage la démocratie sénégalaise, le gouvernement doit désamorcer une situation explosive. S'il veut rétablir sa réputation, il doit rendre justice aux victimes et à leurs familles et faire publiquement savoir que les forces de l’ordre n’auront plus recours à une telle violence contre des manifestants pacifiques. Une enquête doit également être menée sur les coupures d’internet à l’échelle nationale, la suspension de chaînes de télévision et d’applications de messagerie signalées par des sources indépendantes lors des manifestations du 4 mars. Au Sénégal, les questions juridiques ne doivent jamais être résolues par la force et la violence et les différends politiques réglés en réduisant les opposants au silence et en restreignant la liberté d’expression.

Comme en 2012, la jeunesse sénégalaise est prête à manifester pacifiquement pour protéger la Constitution du pays et la légitimité de la prochaine élection présidentielle, prévue en 2024. Les gouvernements du Sénégal ont maintes fois tenté de dévoyer la Constitution à des fins politiques, transformant l’État en ce que Daron Acemoglu et James Robinson appellent un « Léviathan de papier  » qui parvient à être à la fois oppressif et inefficace. À moins que le gouvernement Sall ne modifie son attitude, il est fort probable que nous assistions à une répétition des troubles qui ont secoué le pays il y a dix ans.

Quoi qu'il en soit, l’administration actuelle à trop à faire pour déjà se concentrer sur l’élection présidentielle de 2024. Elle doit en particulier poursuivre la mise en œuvre de la seconde phase du Plan d’actions prioritaires, comprenant plusieurs réformes ambitieuses de la politique industrielle, portant sur les zones économiques spéciales, les parcs industriels et l’extraction minière régionale, qui pourraient faire du Sénégal un modèle d’industrialisation en Afrique. Le gouvernement doit en outre s’attacher à surmonter la crise du Covid-19 en consacrant des ressources financières limitées à l’achat de vaccins.

Les responsables politiques peuvent promouvoir une forte reprise post-pandémique grâce à des changements structurels visant à garantir une économie plus dynamique et plus inclusive. Mais cela ne sera possible que s'ils font à nouveau de l'industrialisation une priorité et investissent dans le capital humain du Sénégal.

Les institutions internationales soutiennent sans réserve les plans de développement du gouvernement. Leur mise en œuvre réussie garantirait très probablement un autre transfert pacifique du pouvoir en 2024 à un nouveau président légitimement élu. Un tel résultat renforcerait considérablement la stabilité politique du Sénégal, et par là même, ses perspectives économiques.
Abdoulaye Ndiaye est professeur adjoint d’économie à la Stern School of Business de l’université de New York.
© Project Syndicate 1995–2021
 
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