Cette stratégie de la corde raide n’a rien d’un hasard. Depuis son arrivée au pouvoir au mois de janvier, le gouvernement grec du Premier ministre Alexis Tsipras et son parti Syriza considèrent la menace du défaut – et par conséquent le risque de crise financière susceptible de faire exploser l’euro – comme lui conférant un levier de négociation de nature à compenser le manque de puissance économique et politique de la Grèce. Quelques mois après les élections, Tsipras et son ministre des Finances Yanis Varoufakis, expert universitaire de la théorie des jeux, semblent maintenir cette conception, malgré un manque total de preuves qui viendraient la sous-tendre.
Or, leur calcul repose sur un postulat erroné. Tsipras et Varoufakis pensent qu’une situation de défaut contraindrait l’Europe à faire un choix entre deux alternatives : exclure la Grèce de la zone euro, ou lui fournir un soutien inconditionnel face à sa dette. Seulement voilà, les autorités européennes disposent d’une troisième option face à l’éventualité d’un défaut de la Grèce. Plutôt que de pousser à la « Grexit », l’UE pourrait tout à fait piéger la Grèce à l’intérieur de la zone euro jusqu’à l’affamer de liquidités, pour ensuite se rasseoir et se contenter d’assister à l’effondrement du soutien politique national au gouvernement Tsipras.
Cette stratégie de siège – consistant à patienter jusqu’à ce que la Grèce n’ait plus suffisamment d’argent pour entretenir le fonctionnement normal de son gouvernement – apparaît aujourd’hui comme le procédé le plus judicieux de l’UE afin de briser la résistance de la Grèce. Il est d’ailleurs probable que cette stratégie fonctionne, dans la mesure où la Grèce éprouve de plus en plus de difficultés à rassembler suffisamment de fonds pour payer les salaires et les retraites en fin de mois.
Afin d’y parvenir, Varoufakis recourt de plus en plus à des mesures désespérées, de type saisie des liquidités figurant sur les comptes bancaires des municipalités ou encore des hôpitaux. En découle une situation dans laquelle les recettes fiscales ont été si durement frappées par le chaos économique, depuis les élections du mois de janvier, que les revenus du gouvernement ne suffisent plus à couvrir les dépenses quotidiennes. Si cela était avéré – nul ne peut en être certain, étant donné le manque de fiabilité des statistiques financières de la Grèce (une autre des plaintes formulées par les autorités de l’UE) – la stratégie de négociation privilégiée par le gouvernement grec est alors condamnée à l’échec.
La stratégie Tsipras-Varoufakis a considéré que la Grèce était en mesure de faire valoir de manière crédible le risque de défaut, dans la mesure où le gouvernement, s’il était contraint à suivre cette voie, disposerait encore de suffisamment d’argent pour financer les salaires, les retraites, et les services publics. Cette conception était encore raisonnable au mois de janvier. Le gouvernement avait en effet budgété un important excédent primaire (excluant les paiements d’intérêts), qui était prévu aux alentours de 4 % du PIB.
Si la Grèce était entrée en défaut au mois de janvier, cet excédent primaire aurait pu (en théorie) être redirigé en provenance des paiements d’intérêts et en direction du financement des salaires, retraites et dépenses publiques plus élevées que Syriza avait promis au cours de sa campagne électorale. Compte tenu de cette possibilité, Varoufakis a peut-être considéré formuler une offre généreuse auprès des ministres des Finances de l’UE en proposant de faire passer son excédent primaire de 4 % en à 1 % du PIB, plutôt que jusqu’à zéro. En cas de refus de l’UE, la menace sous-entendue par le ministre grec consistait tout simplement à cesser de payer des intérêts, ainsi qu’à mettre la totalité de l’excédent primaire à la disponibilité de nouvelles dépenses publiques.
Seulement voilà, et si cet excédent primaire – carte maîtresse du gouvernement grec dans le cadre de sa stratégie de négociation par la confrontation – avait aujourd’hui en réalité disparu ? Dans une telle hypothèse, la menace du défaut ne serait plus crédible. En l’absence d’un excédent primaire, un défaut ne permettrait plus à Tsipras d’honorer les promesses de campagne de Syriza ; au contraire, ce défaut résulterait en réductions encore plus considérables des salaires, retraites, et dépenses publiques que celles qu’exige à l’heure actuelle la « troïka » – Commission européenne, Banque centrale européenne, et FMI.
En revanche, du côté des autorités de l’UE, la survenance d’un défaut de la Grèce serait aujourd’hui beaucoup moins problématique que prévu jusqu’à présent. L’UE n’a en effet plus besoin de lutter contre le risque de défaut en menaçant la Grèce d’une expulsion de la zone euro. Au lieu de cela, l’UE peut désormais compter sur un scénario dans lequel le gouvernement grec punirait lui-même son propre peuple, en échouant à financer les salaires et les retraites, ainsi qu’à honorer les garanties bancaires.
Tsipras et Varoufakis auraient pu le voir venir, dans la mesure où c’est précisément ce qu’il s’est produit il y a deux ans, lorsque Chypre, en proie à une crise bancaire, avait tenté de défier l’UE. L’expérience chypriote suggère combien il est probable, face au néant de crédibilité de la menace de défaut du gouvernement, que l’UE oblige la Grèce à demeurer dans la zone euro, et qu’elle lui fasse subir une sorte de procédure de faillite du type de celles que l’Amérique impose à des municipalités telles que Detroit.
Les mécanismes juridiques et politiques qui permettraient de traiter la situation grecque comme un cas de faillite municipale sont tout à fait clairs. Les traités européens énoncent explicitement le caractère irréversible de l’appartenance à l’euro, sauf décision d’un État consistant à sortir non seulement de la monnaie unique, mais également de l’UE toute entière. Il s’agit là également du message politique que les gouvernements de l’UE entendent inculquer à leurs propres citoyens et investisseurs financiers.
Si la Grèce vient à faire défaut, l’UE sera juridiquement en mesure de – et politiquement encouragée à – insister sur le fait que l’euro demeure sa seule et unique monnaie valable. Même si le gouvernement grec décide de payer les salaires et retraites en imprimant ses propres IoU, la fameuse « nouvelle drachme », la Cour européenne de Justice imposera une décision selon laquelle toutes les dettes nationales et tous les dépôts bancaires doivent être remboursés en euro. Ceci ne pourra en retour que générer par la force un défaut à l’encontre des citoyens grecs, ainsi que des créanciers étrangers, dans la mesure où le gouvernement sera dans l’incapacité d’honorer la valeur euro des dépôts assurés au sein des banques grecques.
Ainsi, la survenance d’un défaut grec au sein de l’euro, bien loin de permettre à Syriza d’honorer ses promesses électorales, viendrait infliger une austérité encore plus sévère aux électeurs grecs que celle dont ils ont souffert dans le cadre du programme de la troïka. À ce stade, l’effondrement du gouvernement deviendrait alors inévitable. Plutôt que de voir la Grèce sortir de la zone euro, nous verrions tout simplement Syriza sortir du gouvernement grec. En somme, dès lors que Tsipras aura admis que les règles du jeu entre la Grèce et l’Europe ont changé, sa capitulation ne sera plus qu’une question de temps.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Anatole Kaletsky est président de l’Institut pour une nouvelle pensée économique, et auteur de l’ouvrage intitulé Capitalism 4.0, The Birth of a New Economy .
Or, leur calcul repose sur un postulat erroné. Tsipras et Varoufakis pensent qu’une situation de défaut contraindrait l’Europe à faire un choix entre deux alternatives : exclure la Grèce de la zone euro, ou lui fournir un soutien inconditionnel face à sa dette. Seulement voilà, les autorités européennes disposent d’une troisième option face à l’éventualité d’un défaut de la Grèce. Plutôt que de pousser à la « Grexit », l’UE pourrait tout à fait piéger la Grèce à l’intérieur de la zone euro jusqu’à l’affamer de liquidités, pour ensuite se rasseoir et se contenter d’assister à l’effondrement du soutien politique national au gouvernement Tsipras.
Cette stratégie de siège – consistant à patienter jusqu’à ce que la Grèce n’ait plus suffisamment d’argent pour entretenir le fonctionnement normal de son gouvernement – apparaît aujourd’hui comme le procédé le plus judicieux de l’UE afin de briser la résistance de la Grèce. Il est d’ailleurs probable que cette stratégie fonctionne, dans la mesure où la Grèce éprouve de plus en plus de difficultés à rassembler suffisamment de fonds pour payer les salaires et les retraites en fin de mois.
Afin d’y parvenir, Varoufakis recourt de plus en plus à des mesures désespérées, de type saisie des liquidités figurant sur les comptes bancaires des municipalités ou encore des hôpitaux. En découle une situation dans laquelle les recettes fiscales ont été si durement frappées par le chaos économique, depuis les élections du mois de janvier, que les revenus du gouvernement ne suffisent plus à couvrir les dépenses quotidiennes. Si cela était avéré – nul ne peut en être certain, étant donné le manque de fiabilité des statistiques financières de la Grèce (une autre des plaintes formulées par les autorités de l’UE) – la stratégie de négociation privilégiée par le gouvernement grec est alors condamnée à l’échec.
La stratégie Tsipras-Varoufakis a considéré que la Grèce était en mesure de faire valoir de manière crédible le risque de défaut, dans la mesure où le gouvernement, s’il était contraint à suivre cette voie, disposerait encore de suffisamment d’argent pour financer les salaires, les retraites, et les services publics. Cette conception était encore raisonnable au mois de janvier. Le gouvernement avait en effet budgété un important excédent primaire (excluant les paiements d’intérêts), qui était prévu aux alentours de 4 % du PIB.
Si la Grèce était entrée en défaut au mois de janvier, cet excédent primaire aurait pu (en théorie) être redirigé en provenance des paiements d’intérêts et en direction du financement des salaires, retraites et dépenses publiques plus élevées que Syriza avait promis au cours de sa campagne électorale. Compte tenu de cette possibilité, Varoufakis a peut-être considéré formuler une offre généreuse auprès des ministres des Finances de l’UE en proposant de faire passer son excédent primaire de 4 % en à 1 % du PIB, plutôt que jusqu’à zéro. En cas de refus de l’UE, la menace sous-entendue par le ministre grec consistait tout simplement à cesser de payer des intérêts, ainsi qu’à mettre la totalité de l’excédent primaire à la disponibilité de nouvelles dépenses publiques.
Seulement voilà, et si cet excédent primaire – carte maîtresse du gouvernement grec dans le cadre de sa stratégie de négociation par la confrontation – avait aujourd’hui en réalité disparu ? Dans une telle hypothèse, la menace du défaut ne serait plus crédible. En l’absence d’un excédent primaire, un défaut ne permettrait plus à Tsipras d’honorer les promesses de campagne de Syriza ; au contraire, ce défaut résulterait en réductions encore plus considérables des salaires, retraites, et dépenses publiques que celles qu’exige à l’heure actuelle la « troïka » – Commission européenne, Banque centrale européenne, et FMI.
En revanche, du côté des autorités de l’UE, la survenance d’un défaut de la Grèce serait aujourd’hui beaucoup moins problématique que prévu jusqu’à présent. L’UE n’a en effet plus besoin de lutter contre le risque de défaut en menaçant la Grèce d’une expulsion de la zone euro. Au lieu de cela, l’UE peut désormais compter sur un scénario dans lequel le gouvernement grec punirait lui-même son propre peuple, en échouant à financer les salaires et les retraites, ainsi qu’à honorer les garanties bancaires.
Tsipras et Varoufakis auraient pu le voir venir, dans la mesure où c’est précisément ce qu’il s’est produit il y a deux ans, lorsque Chypre, en proie à une crise bancaire, avait tenté de défier l’UE. L’expérience chypriote suggère combien il est probable, face au néant de crédibilité de la menace de défaut du gouvernement, que l’UE oblige la Grèce à demeurer dans la zone euro, et qu’elle lui fasse subir une sorte de procédure de faillite du type de celles que l’Amérique impose à des municipalités telles que Detroit.
Les mécanismes juridiques et politiques qui permettraient de traiter la situation grecque comme un cas de faillite municipale sont tout à fait clairs. Les traités européens énoncent explicitement le caractère irréversible de l’appartenance à l’euro, sauf décision d’un État consistant à sortir non seulement de la monnaie unique, mais également de l’UE toute entière. Il s’agit là également du message politique que les gouvernements de l’UE entendent inculquer à leurs propres citoyens et investisseurs financiers.
Si la Grèce vient à faire défaut, l’UE sera juridiquement en mesure de – et politiquement encouragée à – insister sur le fait que l’euro demeure sa seule et unique monnaie valable. Même si le gouvernement grec décide de payer les salaires et retraites en imprimant ses propres IoU, la fameuse « nouvelle drachme », la Cour européenne de Justice imposera une décision selon laquelle toutes les dettes nationales et tous les dépôts bancaires doivent être remboursés en euro. Ceci ne pourra en retour que générer par la force un défaut à l’encontre des citoyens grecs, ainsi que des créanciers étrangers, dans la mesure où le gouvernement sera dans l’incapacité d’honorer la valeur euro des dépôts assurés au sein des banques grecques.
Ainsi, la survenance d’un défaut grec au sein de l’euro, bien loin de permettre à Syriza d’honorer ses promesses électorales, viendrait infliger une austérité encore plus sévère aux électeurs grecs que celle dont ils ont souffert dans le cadre du programme de la troïka. À ce stade, l’effondrement du gouvernement deviendrait alors inévitable. Plutôt que de voir la Grèce sortir de la zone euro, nous verrions tout simplement Syriza sortir du gouvernement grec. En somme, dès lors que Tsipras aura admis que les règles du jeu entre la Grèce et l’Europe ont changé, sa capitulation ne sera plus qu’une question de temps.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Anatole Kaletsky est président de l’Institut pour une nouvelle pensée économique, et auteur de l’ouvrage intitulé Capitalism 4.0, The Birth of a New Economy .