Quand l'inégalité tue

Mercredi 9 Décembre 2015

C'est cette semaine, que Angus Deaton va recevoir un prix Nobel d'économie bien mérité pour "son analyse sur la consommation, la pauvreté et la protection sociale". Peu après l'annonce de cette distinction, il publiait avec Ann Case dans les Proceedings of the National Academy of Sciences une recherche dont les conclusions sont des plus surprenantes – et qui mérite au moins autant de publicité que la cérémonie de remise des prix Nobel.


Joseph Stiglitz  économiste en chef à l'Institut Roosevelt et prix Nobel d'économie.
Joseph Stiglitz économiste en chef à l'Institut Roosevelt et prix Nobel d'économie.
Analysant une énorme quantité de données se rapportant à la santé et aux causes de décès des Américains, Case et Deaton ont montré que l'espérance de vie et la santé des Blancs américains d'âge moyen déclinent, notamment pour ceux qui n'ont pas fait d'études supérieurs. Suicide, drogue et alcoolisme en sont les principales causes.
L'Amérique se félicite d'être l'un des pays les plus riches de la planète et elle peut se vanter d'avoir vu chaque année (à l'exception de 2009) son PIB par habitant augmenter. Or la santé et la longévité sont supposées être des signes de prospérité. Mais alors que les dépenses de santé par habitant y sont plus élevées que presque partout ailleurs dans le monde (et encore plus élevées en terme de part du PIB), elle est loin d'être en tête en ce qui concerne l'espérance de vie. Ainsi la France dépense moins de 12% de son PIB pour la santé – contre 17% aux USA – mais l'espérance de vie des Américains est inférieure de 3 ans à celle des Français.
Depuis des années, nombre d'Américains tentent de justifier cette situation en soulignant que la société américaine est bien plus hétérogène, avec un écart considérable d'espérance de vie entre Noirs et Blancs.
En matière de santé, le fossé entre les races n'est que trop réel. Selon une étude  publiée en 2004, l'espérance de vie des noires américaines est de presque 4 ans inférieure à celle des femmes blanches, et celle des hommes noirs est de plus de 5 ans inférieure à celle des hommes blancs. On ne peut considérer cette divergence comme une conséquence sans grande importance d'une société plus hétérogène. En réalité, elle illustre ce qui est une honte pour l'Amérique : la discrimination généralisée contre les Afro-américains. Cette discrimination se reflète aussi dans le revenu médian des ménages noirs qui représente moins de 60% du revenu des ménages blancs. Le fait que les USA soient le seul pays avancé à ne pas reconnaître que l'accès aux soins est un droit fondamental exacerbe encore les conséquences de cette disparité.
Certains Blancs font porter aux Noirs la responsabilité de leur espérance de vie plus courte en citant leur "style de vie". Il est peut-être exact que certains comportements qui nuisent à la santé se retrouvent plus fréquemment parmi les pauvres, qui concentrent un grand nombre de Noirs. Mais ces comportements eux-mêmes sont la conséquence de leur situation économique, pour ne pas mentionner le stress lié au racisme.
L'étude Case-Deaton montre l'inanité de l'argument racial. Les USA deviennent une société de plus en plus divisée – non seulement entre Noirs et Blancs, mais aussi entre les 1% les plus riches et le reste de la population, et entre les plus éduqués et les moins éduqués, ceci sans considération de race. Et le fossé se mesure non seulement en écart de revenus, mais aussi en espérance de vie. Les Blancs aussi meurent plus tôt  au fur et à mesure que leurs revenus diminuent.
Ce résultat n'est guère surprenant pour ceux d'entre nous qui étudient l'inégalité aux USA. Le revenu médian d'un salarié à plein temps est plus bas qu'il ne l'était il y a 40 ans. Le salaire des bacheliers a chuté de 19% durant la période étudiée par Case et Deaton.
Pour s'en sortir, beaucoup d'Américains ont souscrit des crédits à des taux usuriers auprès des banques. En 2005, le gouvernement de Georges W. Bush a rendu plus difficile la déclaration de faillite personnelle et la renégociation des prêts. Puis est survenue la crise financière qui a coûté leur emploi et leur maison à des millions d'Américains. Quand ils n'ont plus rien touché de l'assurance chômage conçue seulement pour de courtes périodes dans un contexte de plein emploi, ils ont dû se débrouiller par eux-mêmes, sans protection sociale (si ce n'est des bons pour l'alimentation), alors que le gouvernement allait au secours des banques à l'origine de la crise.
Les avantages inhérents à la classe moyenne devenaient hors d'atteinte pour une partie de plus en plus grande des Américains. La Grande récession avait montré leur vulnérabilité. Ceux qui avaient investi dans la Bourse on vu leur patrimoine fondre, ceux qui l'avaient converti en Bons du Trésor réputés sûrs ont vu le montant de leur retraite dégringoler, tandis que la Fed n'avait de cesse de diminuer les taux d'intérêt à court et à long terme. Les frais d'inscription dans les universités étant à la hausse, les étudiants qui croyaient un tant soit peu dans l'éducation étaient contraints de faire des emprunts qui ne pouvaient en aucun cas être restructurés. Aussi, les prêts étudiants semblaient-ils pires que les autres formes de prêt.
La pression montante due à la crise financière ne pouvait qu'accroître le stress de la classe moyenne américaine. Il n'est donc pas étonnant que cela se traduise par une hausse du nombre de suicides, de la toxicomanie et de l'alcoolisme.
J'étais économiste en chef de la Banque mondiale à la fin des années 1990 lorsque nous avons commencé à recevoir des informations analogues sur la Russie. Nos chiffres montraient que son PIB avait chuté de quelques 30% depuis l'effondrement de l'URSS. Nous n'étions pas très sûrs de notre estimation, mais les statistiques qui montraient que l'espérance de vie des hommes diminuaient, alors qu'elle augmentait dans le reste du monde, confirmaient l'impression que la situation n'était pas très bonne dans le pays, notamment hors des grandes villes.
La Commission internationale sur la mesure de la performance économique et des progrès sociaux que j'ai co-présidé et à laquelle Deaton participait avait rappelé auparavant que le PIB est rarement un bon indicateur  du bien-être d'une société. Les nouvelles données sur la moins bonne santé des Blancs américains renforcent cette observation. La classe moyenne américaine - la quintessence même de ce qu'est la classe moyenne - est sur la voie de devenir la toute première ex-classe moyenne de la planète.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt. Il est prix Nobel d'économie.
© Project Syndicate 1995–2015
 
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