Référendum grec : le triomphe de la souveraineté nationale

Jeudi 9 Juillet 2015

C’est une constante, créanciers et débiteurs ont maille à partir dès lors que l’argent change de main. Mais rarement ce conflit n’avait été mis en lumière aussi nettement – et aussi publiquement – qu’à l’occasion du dernier référendum grec.


Référendum grec : le triomphe de la souveraineté nationale
Dans leur vote du 5 juillet, les citoyens grecs se sont massivement opposés aux exigences de nouvelle austérité formulées par les créanciers étrangers du pays ; Banque centrale européenne, Fonds monétaire international, et autres gouvernements de la zone euro, conduits par l’Allemagne. Quel que soit le mérite économique de cette décision, le peuple grec l’a crié haut et fort : nous ne voulons plus subir.
Nous aurions cependant tort de considérer le vote grec comme une franche victoire de la démocratie – dont se félicitent pourtant le Premier ministre Alexis Tsipras et ses partisans. Ce que les Grecs qualifient aujourd’hui de démocratie apparaît aux yeux de nombreux autres États – tout aussi démocratiques – comme de l’unilatéralisme pur et simple, tout à fait irresponsable. Rare sont en réalité les sympathisants de la posture grecque dans les autres pays de la zone euro, où la tenue de référendums comparables révélerait sans aucun doute une volonté de l’opinion publique de poursuivre les politiques d’austérité imposées à la Grèce.
Et ce ne sont pas seulement les citoyens de grands pays créanciers comme l’Allemagne qui perdent patience vis-à-vis de la Grèce. L’exaspération se manifeste également très largement au sein des États membres les plus pauvres de la zone euro. Interrogez le citoyen lambda des rues de Slovaquie, d’Estonie ou de Lituanie, et vous obtiendrez certainement une réponse  peu différente de celle récemment formulée par une retraitée lettone : « Nous avons retenu la leçon – pourquoi les Grecs ne pourraient-ils en faire de même ? »
Certains affirmeront que les Européens ne sont pas suffisamment informés de la détresse des Grecs, et des dégâts provoqués par l’austérité dans le pays. Peut-être qu’en présence d’informations plus complètes, beaucoup d’entre eux changeraient effectivement de point de vue. Mais les forces de l’opinion publique sur lesquelles reposent les démocraties prennent rarement forme dans des conditions idéales. Il suffit en effet d’observer le référendum grec pour constater un exemple de situation dans laquelle les émotions et les colères à l’état brut l’emportent sur le calcul rationnel de coûts et avantages économiques.
Il ne faut pas oublier qu’en l’espèce, les créanciers dont nous parlons ne sont pas une bande d’oligarques ou de banquiers privés fortunés, mais bien les gouvernements d’autres États de la zone euro, démocratiquement tenus de rendre compte à leurs électeurs. (La question de savoir s’ils ont agi comme il le fallait en 2012, en prêtant à la Grèce de sorte que leurs propres banques puissent être remboursées, est une question certes légitime, mais distincte.) Il ne s’agit donc pas d’une question de conflit entre le demos grec – le peuple – et les banquiers, mais bien davantage celle d’un conflit entre les démocraties européennes.
En votant « non », les Grecs ont réaffirmé leur démocratie ; mais, plus encore, ils ont fait savoir que leur démocratie était prioritaire sur celles des autres pays de la zone euro. Autrement dit, ils ont affirmé leur souveraineté nationale – le droit d’une nation à décider de son propre chemin économique, social et politique. Si le référendum grec constitue quelque victoire, c’est bien celle de la souveraineté nationale.
Et c’est précisément l’aspect le plus inquiétant pour l’Europe. L’Union européenne, et plus encore la zone euro, se sont construites sur l’espoir que l’exercice de la souveraineté nationale s’estomperait au fil du temps. Cet objectif a rarement été formulé explicitement ; après tout, la souveraineté est quelque chose de très populaire. Mais tandis que l’unification économique limiterait peu à peu la marge de manœuvre de chaque État, l’espoir existait de voir les démarches purement nationales s’exercer de moins en moins fréquemment. Le référendum grec a peut-être enfoncé le dernier clou du cercueil de cet espoir.   
Il n’était pas nécessaire que les choses se déroulent de la sorte. L’élite politique européenne aurait pu approcher la crise financière grecque comme une histoire d’interdépendance économique – après tout, il ne peut y avoir de mauvais emprunteurs sans mauvais prêteurs – plutôt que comme une fable moralisatrice opposant de sobres et besogneux citoyens allemands à des Grecs dépensiers et insouciants. Il aurait ainsi été plus facile de partager la charge entre les débiteurs et les créanciers, et de prévenir l’émergence d’une attitude d’opposition systématique, nuisible aux relations entre la Grèce et les institutions de la zone euro.
Mais plus important encore, l’intégration économique aurait pu s’accompagner d’une expansion de l’espace politique européen. Encompensant  l’abandon d’une part d’autonomie nationale via la création d’un plus large espace d’expression démocratique à l’échelle européenne, la démocratie aurait pu véritablement triompher.
L’heure n’est plus aux débats visant à désigner un coupable, réticence des citoyens européens à s’embarquer sur la voie de l’union politique, ou timidité de leurs dirigeants nationaux dans l’exercice du leadership. La conséquence est aujourd’hui une Europe dans laquelle la démocratie ne peut être réaffirmée que par le martèlement de la souveraineté nationale. Et c’est précisément  ce qu’on fait les électeurs grecs.
Si tout référendum revêt une profonde importance, c’est principalement sur le plan du symbolisme politique. Reste ainsi à savoir si l’opinion publique grecque aurait également le cran de faire face aux mesures économiques – notamment sortie de la zone euro et mise en place d’une monnaie nationale – qu’impliquerait une véritable souveraineté nationale. Après tout, il est peu probable que les modalités proposées par les créanciers du pays changent radicalement. Si les Grecs ont voté « non » sur la base d’espoirs irréalistes, consistant à voir les autres démocraties de la zone euro contraintes d’accéder aux souhaits grecs, ils pourraient bien s’orienter vers une nouvelle et profonde déception – et tirer leur propre leçon de démocratie.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Dani Rodrik est professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université d’Harvard.
© Project Syndicate 1995–2015
 
chroniques


Dans la même rubrique :
< >

Lundi 21 Octobre 2024 - 00:26 Débloquer l'apprentissage par l'IA

chroniques | Editos | Analyses




En kiosque.














Inscription à la newsletter