Les pays de la zone euro qui s'en tirent le moins bien sont soit en dépression soit en pleine récession ; ils se trouvent dans une situation pire sous de nombreux aspects (notamment la Grèce) que les pays touchés par la Grande dépression des années 1930. Même ceux qui s'en tirent le mieux, comme l'Allemagne, ne sont pas en si bonne situation. Leur modèle de croissance est basé en partie sur le "chacun pour soi" dans lequel le succès s'obtient au détriment de ses "partenaires".
On peut avancer quatre d'explications à cette situation. L'Allemagne accuse les victimes en pointant du doigt les prodigalités de la Grèce, la dette et les déficits des autres pays. Mais ce faisant, elle met la charrette avant les bœufs : avant la crise de l'euro, l'Espagne et l'Irlande connaissait un excédent budgétaire et leur taux dette/PIB était faible. C'est donc la crise qui est à l'origine des déficits et de l'endettement - non le contraire.
Faire du déficit un épouvantail est sans nul doute une partie des problèmes de l'Europe. La Finlande elle aussi s'est trouvée en difficulté face aux crises multiples auxquelles elle a été confrontée. L'année dernière son PIB était inférieur de 5,5% à son pic de 2008.
Une autre manière de s'en prendre aux plus pauvres consiste à dénoncer une protection sociale supposée excessive comme cause des difficultés de la zone euro. Pourtant certains des pays européens qui réussissent le mieux (comme la Suède ou la Norvège) disposent de la meilleure protection sociale.
Nombre des pays aujourd'hui en difficulté se situaient au-dessus de la moyenne européenne avant l'euro. Leur déclin n'est pas dû à un changement brutal de leur code du travail ou à une épidémie de paresse, il tient à l'introduction de l'euro.
La deuxième explication consiste à déplorer l'incompétence économique des dirigeants européens et leur choix politique. Une politique erronée (l'austérité et des réformes "structurelles" mal inspirées qui ont creusé les inégalités, affaiblissant la demande globale et le potentiel de croissance) a sans nul doute aggravé la situation.
La création de la zone euro était un acte politique qui conduisait inéluctablement à faire de l'Allemagne un poids lourd. Tous ceux qui ont côtoyé les dirigeants allemands au cours des trente dernières années devaient en présager le résultat. Mais surtout, étant donné les seuls outils existants, même l'économiste le plus brillant n'aurait pu mettre la zone euro sur la voie de la prospérité.
La troisième explication est une critique classique de droite qui consiste à s'en prendre au penchant des eurocrates à édicter des réglementations rigides qui découragent l'innovation. Cet argument est lui aussi à coté de la plaque. Les eurocrates, de même que le code du travail ou les systèmes de protection sociale, n'ont pas brutalement changé en 1999 lors de l'adoption d'un systéme à taux de change fixe, ou en 2008 au début de la crise. Plus fondamentalement, c'est le niveau de vie et la qualité de vie qui comptent. Ceux qui se plaignent de la qualité de notre air ou de notre eau feraient bien d'aller voir ce qu'il en est à Pékin.
Il ne reste donc que la quatrième explication : c'est l'euro qui est en cause, bien plus que tel ou tel pays. L'euro est intrinsèquement vicié. Même le meilleur dirigeant n'aurait pu résoudre le problème. La structure de la zone euro impose le type de rigidité associé à l'étalon-or. La monnaie unique empêche les pays membres d'utiliser le mécanisme d'ajustement le plus important - le taux de change - et la zone euro restreint les possibilités de la politique monétaire et budgétaire.
En réaction à des chocs asymétriques et à des divergences de productivité, il aurait fallu ajuster les taux de change réels (calculés en fonction de l'inflation). Autrement dit les prix en Allemagne et au nord de l'Europe auraient dû augmenter par rapport à la périphérie de la zone euro. Mais avec l'Allemagne inquiète de toute hausse de l'inflation - ses prix stagnaient - l'ajustement aurait supposé dans d'autres pays une déflation hors de proportion, avec une hausse du chômage difficilement supportable, l'affaiblissement des syndicats, les pays les plus pauvres de la zone euro (notamment leurs travailleurs) supportant la plus grande partie du fardeau de l'ajustement. Aussi le projet de convergence des pays de la zone euro a-t-il misérablement échoué et les disparités ont augmenté, tant entre eux que sur le plan intérieur.
Un tel systéme ne peut pas et ne va pas fonctionner à long terme. Tel qu'il est, la démocratie même conduit à son échec. Sauver la monnaie unique suppose de changer les règles et de modifier le fonctionnement institutionnel de la zone euro. Il faudrait pour cela prendre sept décisions :
- renoncer aux critères de convergence qui exigent que le déficit budgétaire n'excède pas 3% du PIB ;
- substituer à l'austérité une politique de croissance financée par un fonds de solidarité pour la stabilisation ;
- recourir à des euro-obligations ou à un mécanisme analogue et démanteler un systéme prédisposé aux crises dans lequel les pays doivent emprunter dans une devise qu'ils ne contrôlent pas ;
- mieux répartir le fardeau durant la période d'ajustement, les pays en excédent des comptes courants s'engageant à augmenter les salaires et les dépenses publiques de manière à ce que leurs prix augmentent plus rapidement que ceux des pays en déficit ;
- modifier le mandat de la Banque centrale européenne qui ne porte que sur l'inflation, contrairement à celui de la Réserve fédérale américaine qui inclut l'emploi, la croissance et le chômage ;
- garantir les dépôts pour éviter que l'argent sorte des pays en difficulté et bâtir une véritable union bancaire ;
- encourager plutôt qu'interdire les mesures permettant aux pays de la zone euro à la traîne de rattraper leur retard.
Du point de vue économique ce sont des changements minimes, pourtant les dirigeants de la zone euro n'ont peut-être pas la volonté politique suffisante pour passer aux actes. Cela ne change rien au fait que la construction de la zone euro est inachevée. Un système supposé favoriser la prospérité et l'intégration a l'effet inverse. Un divorce à l'amiable serait préférable à l'impasse actuelle.
Un divorce est toujours coûteux, mais s'enferrer dans une union intenable l'est encore plus. Comme on l'a vu cet été avec le Royaume-Uni, si les dirigeants européens ne prennent pas les décisions difficiles, les électeurs européens le feront à leur place - et le résultat ne va pas leur faire plaisir.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt. Son dernier livre s'intitule The Euro: How a Common Currency Threatens the Future of Europe [L'euro : comment la monnaie commune menace l'avenir de l'Europe]
On peut avancer quatre d'explications à cette situation. L'Allemagne accuse les victimes en pointant du doigt les prodigalités de la Grèce, la dette et les déficits des autres pays. Mais ce faisant, elle met la charrette avant les bœufs : avant la crise de l'euro, l'Espagne et l'Irlande connaissait un excédent budgétaire et leur taux dette/PIB était faible. C'est donc la crise qui est à l'origine des déficits et de l'endettement - non le contraire.
Faire du déficit un épouvantail est sans nul doute une partie des problèmes de l'Europe. La Finlande elle aussi s'est trouvée en difficulté face aux crises multiples auxquelles elle a été confrontée. L'année dernière son PIB était inférieur de 5,5% à son pic de 2008.
Une autre manière de s'en prendre aux plus pauvres consiste à dénoncer une protection sociale supposée excessive comme cause des difficultés de la zone euro. Pourtant certains des pays européens qui réussissent le mieux (comme la Suède ou la Norvège) disposent de la meilleure protection sociale.
Nombre des pays aujourd'hui en difficulté se situaient au-dessus de la moyenne européenne avant l'euro. Leur déclin n'est pas dû à un changement brutal de leur code du travail ou à une épidémie de paresse, il tient à l'introduction de l'euro.
La deuxième explication consiste à déplorer l'incompétence économique des dirigeants européens et leur choix politique. Une politique erronée (l'austérité et des réformes "structurelles" mal inspirées qui ont creusé les inégalités, affaiblissant la demande globale et le potentiel de croissance) a sans nul doute aggravé la situation.
La création de la zone euro était un acte politique qui conduisait inéluctablement à faire de l'Allemagne un poids lourd. Tous ceux qui ont côtoyé les dirigeants allemands au cours des trente dernières années devaient en présager le résultat. Mais surtout, étant donné les seuls outils existants, même l'économiste le plus brillant n'aurait pu mettre la zone euro sur la voie de la prospérité.
La troisième explication est une critique classique de droite qui consiste à s'en prendre au penchant des eurocrates à édicter des réglementations rigides qui découragent l'innovation. Cet argument est lui aussi à coté de la plaque. Les eurocrates, de même que le code du travail ou les systèmes de protection sociale, n'ont pas brutalement changé en 1999 lors de l'adoption d'un systéme à taux de change fixe, ou en 2008 au début de la crise. Plus fondamentalement, c'est le niveau de vie et la qualité de vie qui comptent. Ceux qui se plaignent de la qualité de notre air ou de notre eau feraient bien d'aller voir ce qu'il en est à Pékin.
Il ne reste donc que la quatrième explication : c'est l'euro qui est en cause, bien plus que tel ou tel pays. L'euro est intrinsèquement vicié. Même le meilleur dirigeant n'aurait pu résoudre le problème. La structure de la zone euro impose le type de rigidité associé à l'étalon-or. La monnaie unique empêche les pays membres d'utiliser le mécanisme d'ajustement le plus important - le taux de change - et la zone euro restreint les possibilités de la politique monétaire et budgétaire.
En réaction à des chocs asymétriques et à des divergences de productivité, il aurait fallu ajuster les taux de change réels (calculés en fonction de l'inflation). Autrement dit les prix en Allemagne et au nord de l'Europe auraient dû augmenter par rapport à la périphérie de la zone euro. Mais avec l'Allemagne inquiète de toute hausse de l'inflation - ses prix stagnaient - l'ajustement aurait supposé dans d'autres pays une déflation hors de proportion, avec une hausse du chômage difficilement supportable, l'affaiblissement des syndicats, les pays les plus pauvres de la zone euro (notamment leurs travailleurs) supportant la plus grande partie du fardeau de l'ajustement. Aussi le projet de convergence des pays de la zone euro a-t-il misérablement échoué et les disparités ont augmenté, tant entre eux que sur le plan intérieur.
Un tel systéme ne peut pas et ne va pas fonctionner à long terme. Tel qu'il est, la démocratie même conduit à son échec. Sauver la monnaie unique suppose de changer les règles et de modifier le fonctionnement institutionnel de la zone euro. Il faudrait pour cela prendre sept décisions :
- renoncer aux critères de convergence qui exigent que le déficit budgétaire n'excède pas 3% du PIB ;
- substituer à l'austérité une politique de croissance financée par un fonds de solidarité pour la stabilisation ;
- recourir à des euro-obligations ou à un mécanisme analogue et démanteler un systéme prédisposé aux crises dans lequel les pays doivent emprunter dans une devise qu'ils ne contrôlent pas ;
- mieux répartir le fardeau durant la période d'ajustement, les pays en excédent des comptes courants s'engageant à augmenter les salaires et les dépenses publiques de manière à ce que leurs prix augmentent plus rapidement que ceux des pays en déficit ;
- modifier le mandat de la Banque centrale européenne qui ne porte que sur l'inflation, contrairement à celui de la Réserve fédérale américaine qui inclut l'emploi, la croissance et le chômage ;
- garantir les dépôts pour éviter que l'argent sorte des pays en difficulté et bâtir une véritable union bancaire ;
- encourager plutôt qu'interdire les mesures permettant aux pays de la zone euro à la traîne de rattraper leur retard.
Du point de vue économique ce sont des changements minimes, pourtant les dirigeants de la zone euro n'ont peut-être pas la volonté politique suffisante pour passer aux actes. Cela ne change rien au fait que la construction de la zone euro est inachevée. Un système supposé favoriser la prospérité et l'intégration a l'effet inverse. Un divorce à l'amiable serait préférable à l'impasse actuelle.
Un divorce est toujours coûteux, mais s'enferrer dans une union intenable l'est encore plus. Comme on l'a vu cet été avec le Royaume-Uni, si les dirigeants européens ne prennent pas les décisions difficiles, les électeurs européens le feront à leur place - et le résultat ne va pas leur faire plaisir.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt. Son dernier livre s'intitule The Euro: How a Common Currency Threatens the Future of Europe [L'euro : comment la monnaie commune menace l'avenir de l'Europe]