Dani Rodrik est professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard
Rétrospectivement, il est apparu clairement qu'il n'y avait en fait aucune logique de croissance cohérente dans la plupart des marchés émergents. Sous le vernis, on trouve en fait des taux de croissance élevés motivés non pas par une transformation productive, mais par la demande intérieure, à son tour alimentée par booms temporaires des matières premières et des niveaux non viables d'emprunts publics ou plus souvent privés.
Oui, il y a beaucoup d'entreprises de classe mondiale dans les marchés émergents et l'expansion de la classe moyenne est indéniable. Mais seule une part infime de la main-d'œuvre de ces économies est employée dans des entreprises productives, alors que les entreprises improductives informelles absorbent le reste.
Si l'on compare cela avec l'expérience des quelques pays qui ont effectivement émergé avec succès, en « passant leur diplôme » de pays avancé, on peut identifier le chaînon manquant. La Corée du Sud et Taïwan ont progressé suite à une industrialisation rapide. Comme les paysans sud-coréens et taïwanais sont devenus des ouvriers d'usine, les économies des deux pays (et avec un certain décalage, leurs politiques) ont été transformées. La Corée du Sud et le Taïwan sont par la suite devenues des démocraties riches.
En revanche, la plupart des marchés émergents actuels connaissent un processus de désindustrialisation précoce. Les services ne sont pas négociables dans la même mesure que les produits manufacturés et pour la plupart ne présentent pas le même dynamisme technologique. En conséquence, les services se sont avérés être un mauvais substitut à l'industrialisation orientée jusque-là vers l'exportation.
Mais les marchés émergents ne méritent pas les prophéties de malheur qu'on leur adresse actuellement. La vraie leçon du battage relatif à l'effondrement des marchés émergents est la nécessité d'accorder plus d'attention aux fondamentaux de la croissance et de reconnaître la diversité des situations au sein d'un groupe d'économies inutilement regroupées.
Pour les économies en développement, les trois principes fondamentaux de croissance clés sont l'acquisition de compétences et l'éducation de la main-d'œuvre, l'amélioration des institutions et de la gouvernance, et enfin la transformation structurelle de la faible productivité vers des activités à forte productivité (dont l'industrialisation est l'exemple type). La croissance rapide selon le modèle de l'Extrême-Orient a typiquement exigé d'importantes transformations structurelles durant un certain nombre de décennies, accompagnées d'un progrès régulier dans l'éducation et les institutions, qui ont fourni à long terme des fondements à la convergence des économies avancées.
Contrairement aux économies d'Extrême-Orient, les marchés émergents actuels ne peuvent pas considérer leurs excédents à l'exportation de produits manufacturés comme un moteur de transformation structurelle et de croissance. Ils sont donc obligés de compter davantage sur les fondamentaux à long terme de l'éducation et sur les institutions. Celles-ci génèrent bien de la croissance et sont en effet indispensables. Mais elles produisent au mieux 2 à 3% de croissance annuelle et non pas 7 à 8% comme en Extrême-Orient.
Comparons la Chine et l'Inde. La Chine s'est développée en construisant des usines et en les remplissant de paysans peu éduqués, ce qui a entrainé une poussée instantanée de la productivité. L'avantage comparatif de l'Inde réside dans les services à relativement forte intensité de compétences (comme les technologies de l'information), qui ne peuvent absorber qu'une minuscule tranche de la population active largement non qualifiée du pays. Il faudra attendre de nombreuses décennies avant que le niveau de compétence moyen en Inde augmente au point de pouvoir faire augmenter sensiblement le niveau de la productivité globale de l'économie.
Le potentiel de croissance à moyen terme de l'Inde se situe donc bien en deçà de celui de la Chine au cours des dernières décennies. Une poussée significative dans les dépenses d'infrastructure et les politiques de réforme pourra faire une différence, mais elle ne pourra pas rattraper le retard.
D'autre part, être la tortue plutôt que le lièvre dans la course à la croissance peut être un avantage. Les pays qui dépendent de l'accumulation constante de compétences à l'échelle de l'économie et de l'amélioration de la gouvernance n'ont peut-être pas une croissance aussi rapide, mais ils peuvent être plus stables, moins sujets aux crises et plus susceptibles de converger par la suite avec les pays avancés.
Les réussites économiques de la Chine sont indéniables. Mais elle reste un pays autoritaire où le Parti communiste conserve son monopole politique. Ainsi, les défis de la transformation politique et institutionnelle sont infiniment plus grands qu'en Inde. L'incertitude à laquelle fait face un investisseur à long terme en Chine est également plus grande.
Ou comparons encore le Brésil avec d'autres marchés émergents. Parmi ces pays, le Brésil a sans doute récemment connu la plus forte réussite. Le scandale de corruption autour de la fameuse la compagnie pétrolière détenue par l'État, Petrobras, a produit une crise économique, avec une forte chute du cours de la devise nationale et une croissance au point mort.
Pourtant la crise politique du Brésil démontre la maturité démocratique du pays et est sans doute un signe de force plutôt que faiblesse. La capacité des procureurs à enquêter sur les irrégularités de paiement touchant aux plus hauts rangs de la société brésilienne et son gouvernement sans ingérence politique (ou le processus se transforme en chasse aux sorcières), peut servir d'exemple à de nombreux pays avancés.
Le contraste avec la Turquie ne saurait être plus saisissant. La corruption y est d'une plus grande ampleur : elle implique le président Recep Tayyip Erdoğan et sa famille. Et personne n'ose y toucher. Une enquête menée par les procureurs turcs contre Erdoğan en 2013 était clairement motivée politiquement (et commanditée par les ennemis d'Erdoğan au sein du mouvement dirigé par Fethullah Gülen, un prédicateur islamique auto-exilé), qui a donné au gouvernement la couverture nécessaire pour annuler l'enquête. L'économie de la Turquie n'a pas souffert autant que le Brésil, mais sa gangrène risque de lui causer des ennuis plus graves à plus long terme.
Des finances extérieures bon marché, des apports de capitaux abondants et les hausses des cours des produits de base ont aidé à dissimuler de nombreuses irrégularités et ont favorisé 15 ans de croissance pour ce marché émergent. Alors que l'économie mondiale génère des vents contraires forts dans les années à venir, il deviendra plus facile d'identifier les pays qui ont vraiment renforcé leurs fondamentaux économiques et politiques, et ceux qui ont adopté de faux récits et la force précaire des impressions inconstantes des investisseurs.
Dani Rodrik est professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard.
© Project Syndicate 1995–2015
Oui, il y a beaucoup d'entreprises de classe mondiale dans les marchés émergents et l'expansion de la classe moyenne est indéniable. Mais seule une part infime de la main-d'œuvre de ces économies est employée dans des entreprises productives, alors que les entreprises improductives informelles absorbent le reste.
Si l'on compare cela avec l'expérience des quelques pays qui ont effectivement émergé avec succès, en « passant leur diplôme » de pays avancé, on peut identifier le chaînon manquant. La Corée du Sud et Taïwan ont progressé suite à une industrialisation rapide. Comme les paysans sud-coréens et taïwanais sont devenus des ouvriers d'usine, les économies des deux pays (et avec un certain décalage, leurs politiques) ont été transformées. La Corée du Sud et le Taïwan sont par la suite devenues des démocraties riches.
En revanche, la plupart des marchés émergents actuels connaissent un processus de désindustrialisation précoce. Les services ne sont pas négociables dans la même mesure que les produits manufacturés et pour la plupart ne présentent pas le même dynamisme technologique. En conséquence, les services se sont avérés être un mauvais substitut à l'industrialisation orientée jusque-là vers l'exportation.
Mais les marchés émergents ne méritent pas les prophéties de malheur qu'on leur adresse actuellement. La vraie leçon du battage relatif à l'effondrement des marchés émergents est la nécessité d'accorder plus d'attention aux fondamentaux de la croissance et de reconnaître la diversité des situations au sein d'un groupe d'économies inutilement regroupées.
Pour les économies en développement, les trois principes fondamentaux de croissance clés sont l'acquisition de compétences et l'éducation de la main-d'œuvre, l'amélioration des institutions et de la gouvernance, et enfin la transformation structurelle de la faible productivité vers des activités à forte productivité (dont l'industrialisation est l'exemple type). La croissance rapide selon le modèle de l'Extrême-Orient a typiquement exigé d'importantes transformations structurelles durant un certain nombre de décennies, accompagnées d'un progrès régulier dans l'éducation et les institutions, qui ont fourni à long terme des fondements à la convergence des économies avancées.
Contrairement aux économies d'Extrême-Orient, les marchés émergents actuels ne peuvent pas considérer leurs excédents à l'exportation de produits manufacturés comme un moteur de transformation structurelle et de croissance. Ils sont donc obligés de compter davantage sur les fondamentaux à long terme de l'éducation et sur les institutions. Celles-ci génèrent bien de la croissance et sont en effet indispensables. Mais elles produisent au mieux 2 à 3% de croissance annuelle et non pas 7 à 8% comme en Extrême-Orient.
Comparons la Chine et l'Inde. La Chine s'est développée en construisant des usines et en les remplissant de paysans peu éduqués, ce qui a entrainé une poussée instantanée de la productivité. L'avantage comparatif de l'Inde réside dans les services à relativement forte intensité de compétences (comme les technologies de l'information), qui ne peuvent absorber qu'une minuscule tranche de la population active largement non qualifiée du pays. Il faudra attendre de nombreuses décennies avant que le niveau de compétence moyen en Inde augmente au point de pouvoir faire augmenter sensiblement le niveau de la productivité globale de l'économie.
Le potentiel de croissance à moyen terme de l'Inde se situe donc bien en deçà de celui de la Chine au cours des dernières décennies. Une poussée significative dans les dépenses d'infrastructure et les politiques de réforme pourra faire une différence, mais elle ne pourra pas rattraper le retard.
D'autre part, être la tortue plutôt que le lièvre dans la course à la croissance peut être un avantage. Les pays qui dépendent de l'accumulation constante de compétences à l'échelle de l'économie et de l'amélioration de la gouvernance n'ont peut-être pas une croissance aussi rapide, mais ils peuvent être plus stables, moins sujets aux crises et plus susceptibles de converger par la suite avec les pays avancés.
Les réussites économiques de la Chine sont indéniables. Mais elle reste un pays autoritaire où le Parti communiste conserve son monopole politique. Ainsi, les défis de la transformation politique et institutionnelle sont infiniment plus grands qu'en Inde. L'incertitude à laquelle fait face un investisseur à long terme en Chine est également plus grande.
Ou comparons encore le Brésil avec d'autres marchés émergents. Parmi ces pays, le Brésil a sans doute récemment connu la plus forte réussite. Le scandale de corruption autour de la fameuse la compagnie pétrolière détenue par l'État, Petrobras, a produit une crise économique, avec une forte chute du cours de la devise nationale et une croissance au point mort.
Pourtant la crise politique du Brésil démontre la maturité démocratique du pays et est sans doute un signe de force plutôt que faiblesse. La capacité des procureurs à enquêter sur les irrégularités de paiement touchant aux plus hauts rangs de la société brésilienne et son gouvernement sans ingérence politique (ou le processus se transforme en chasse aux sorcières), peut servir d'exemple à de nombreux pays avancés.
Le contraste avec la Turquie ne saurait être plus saisissant. La corruption y est d'une plus grande ampleur : elle implique le président Recep Tayyip Erdoğan et sa famille. Et personne n'ose y toucher. Une enquête menée par les procureurs turcs contre Erdoğan en 2013 était clairement motivée politiquement (et commanditée par les ennemis d'Erdoğan au sein du mouvement dirigé par Fethullah Gülen, un prédicateur islamique auto-exilé), qui a donné au gouvernement la couverture nécessaire pour annuler l'enquête. L'économie de la Turquie n'a pas souffert autant que le Brésil, mais sa gangrène risque de lui causer des ennuis plus graves à plus long terme.
Des finances extérieures bon marché, des apports de capitaux abondants et les hausses des cours des produits de base ont aidé à dissimuler de nombreuses irrégularités et ont favorisé 15 ans de croissance pour ce marché émergent. Alors que l'économie mondiale génère des vents contraires forts dans les années à venir, il deviendra plus facile d'identifier les pays qui ont vraiment renforcé leurs fondamentaux économiques et politiques, et ceux qui ont adopté de faux récits et la force précaire des impressions inconstantes des investisseurs.
Dani Rodrik est professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard.
© Project Syndicate 1995–2015