Revenons sur les faits. En 2011, dans le contexte du Printemps arabe, le gouvernement américain, aux côtés des gouvernements de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Turquie et d’Israël, décide de renverser le régime du président syrien Bachar el-Assad, même si évincer le gouvernement d’un autre État doit signifier s’inscrire en violation manifeste du droit international. Nous savons qu’en 2012, et peut-être même auparavant, le président Barack Obama autorise la CIA à travailler avec les alliés de l’Amérique, en soutenant les forces rebelles composées de Syriens révoltés et de combattants non Syriens. Les responsables politiques américains espèrent de toute évidence voir Assad chuter rapidement, comme cela a été le cas pour les gouvernements de Tunisie et d’Égypte au cours des premiers mois du Printemps arabe.
Le régime d’Assad est conduit par une minorité chiite alaouite, dans un pays où les alaouites représentent seulement 10 % de la population, les musulmans sunnites environ 75 %, les chrétiens 10 %, et les druzes 5 % aux côtés d’autres minorités. Les puissances régionales à l’appui du régime d’Assad incluent l’Iran et la Russie, qui dispose d’une base navale sur la côte méditerranéenne syrienne.
Tandis que l’objectif de l’Amérique dans le renversement d’Assad consiste à mettre à mal l’influence iranienne et russe, la Turquie a pour motivation l’expansion de sa propre influence dans les anciens territoires ottomans, et plus récemment l’anéantissement des ambitions kurdes visant un territoire autonome, voire le statut d’État, en Syrie et en Irak. L’Arabie saoudite entend réduire l’influence de l’Iran en Syrie tout en développant la sienne, de même qu’Israël espère contrer l’Iran, qui menace l’État hébreu via le Hezbollah au Liban, la Syrie près du plateau du Golan, et le Hamas à Gaza. Le Qatar souhaite pour sa part qu’un régime islamique sunnite accède au pouvoir en Syrie.
Les groupes armés soutenus par le États-Unis et leurs alliés depuis 2011 se sont réunis sous la bannière de l’Armée syrienne libre. En réalité, jamais il ne s’est agi d’une armée unique, mais plutôt d’un ensemble de groupes armés concurrents, aux soutiens, idéologies et objectifs distincts. Parmi ces combattants figuraient aussi bien des dissidents syriens que des Kurdes aspirant à l’autonomie, en passant par des djihadistes sunnites soutenus par l’Arabie saoudite et le Qatar.
Bien que d’importantes ressources aient été consacrées au renversement d’Assad, cet effort a en fin de compte échoué, sans manquer de provoquer un effroyable bain de sang, et le déplacement de plusieurs millions de Syriens. Beaucoup ont fui vers l’Europe, déclenchant une crise des réfugiés sur le continent, qui a elle-même favorisé l’ascension politique des partis d’extrême droite opposés à l’immigration en Europe.
L’échec du renversement d’Assad s’explique principalement par quatre raisons. Premièrement, le régime de Bachar a trouvé des soutiens non seulement chez les alaouites, mais également chez les chrétiens de Syrie et autres minorités redoutant le répression d’un régime islamique sunnite. Deuxièmement, la coalition menée par les États-Unis a été contrée par l’Iran et la Russie. Troisièmement, lorsqu’un groupe distinct de djihadistes s’est rassemblé pour créer l’État islamique (EI), les États-Unis ont redéployé d’importantes ressources pour le mettre en déroute, plutôt que de se consacrer à l’éviction de Bachar. Enfin, les forces anti-Assad se sont révélées fréquemment et profondément divisées, la Turquie livrant par exemple actuellement un conflit ouvert à des combattants kurdes soutenus par les États-Unis.
Toutes ces raisons d’échec demeurent valides aujourd’hui. Le conflit est dans l’impasse la plus absolue. Rien n’évolue si ce n’est que le sang continue de couler.
Le discours officiel de l’Amérique vise à dissimuler l’ampleur des conséquences désastreuses des efforts fournis par le pays pour renverser Assad – en violation du droit international et de la Charte des Nations Unies. Car si les États-Unis condamnent fermement l’influence russe et iranienne en Syrie, l’Amérique et ses alliés ont a plusieurs reprises violé la souveraineté syrienne. Le gouvernement américain a qualifié à tort le conflit de guerre civile entre Syriens, plutôt que de guerre par procuration impliquant les États-Unis, Israël, la Russie, l’Arabie saoudite, l’Iran et le Qatar.
En juillet 2017, le président américain Donald Trump a annoncé la fin du soutien de la CIA aux rebelles syriens. Sur le terrain, l’engagement américain se poursuit, visant désormais davantage à affaiblir Assad qu’à le renverser. Dans la poursuite des prérogatives de guerre de l’Amérique, le Pentagone a annoncé en décembre que les troupes américaines resteraient indéfiniment stationnées en Syrie, officiellement pour soutenir les forces rebelles anti-Assad dans les régions reprises à l’EI, et bien entendu sans le consentement du gouvernement syrien.
La guerre risque de connaître une nouvelle phase d’escalade. Récemment, lorsque le régime d’Assad a attaqué des rebelles anti-Assad, la coalition américaine a lancé des frappes aériennes qui ont tué près de 100 soldats syriens, ainsi qu’un nombre indéterminé de combattants russes. À la suite de cette démonstration de force, le secrétaire américain de la Défense Jim Mattis a déclaré avec une mauvaise foi certaine : « Il est évident que nous ne nous engagerons pas dans une guerre civile en Syrie. » Par ailleurs, Israël a récemment frappé des positions iraniennes en Syrie.
Les États-Unis et leurs alliés doivent admettre la réalité, et accepter la persistance du régime d’Assad, aussi détestable soit-il. Le Conseil de sécurité de l’ONU, soutenu par l’Amérique, la Russie et d’autres grandes puissances, doit faire intervenir ses forces de maintien de la paix afin de restaurer la souveraineté et les services publics essentiels de la Syrie, tout en stoppant toute tentative de vengeance du régime d’Assad contre d’anciens rebelles ou leurs soutiens civils.
Certes, le régime d’Assad demeurerait alors au pouvoir, l’Iran et la Russie conservant par ailleurs leur influence en Syrie. Mais il en serait fini de l’illusion officielle américaine selon laquelle les États-Unis mènent la danse en Syrie, choisissant qui dirige et avec quels alliés. Il est grand temps qu’une approche beaucoup plus réaliste soit adoptée, dans laquelle le Conseil de sécurité guiderait l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Iran et Israël vers une paix pragmatique, qui permettrait de mettre un terme au massacre, ainsi qu’au peuple syrien de retrouver une existence et un mode de vie.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs, est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour le développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
Le régime d’Assad est conduit par une minorité chiite alaouite, dans un pays où les alaouites représentent seulement 10 % de la population, les musulmans sunnites environ 75 %, les chrétiens 10 %, et les druzes 5 % aux côtés d’autres minorités. Les puissances régionales à l’appui du régime d’Assad incluent l’Iran et la Russie, qui dispose d’une base navale sur la côte méditerranéenne syrienne.
Tandis que l’objectif de l’Amérique dans le renversement d’Assad consiste à mettre à mal l’influence iranienne et russe, la Turquie a pour motivation l’expansion de sa propre influence dans les anciens territoires ottomans, et plus récemment l’anéantissement des ambitions kurdes visant un territoire autonome, voire le statut d’État, en Syrie et en Irak. L’Arabie saoudite entend réduire l’influence de l’Iran en Syrie tout en développant la sienne, de même qu’Israël espère contrer l’Iran, qui menace l’État hébreu via le Hezbollah au Liban, la Syrie près du plateau du Golan, et le Hamas à Gaza. Le Qatar souhaite pour sa part qu’un régime islamique sunnite accède au pouvoir en Syrie.
Les groupes armés soutenus par le États-Unis et leurs alliés depuis 2011 se sont réunis sous la bannière de l’Armée syrienne libre. En réalité, jamais il ne s’est agi d’une armée unique, mais plutôt d’un ensemble de groupes armés concurrents, aux soutiens, idéologies et objectifs distincts. Parmi ces combattants figuraient aussi bien des dissidents syriens que des Kurdes aspirant à l’autonomie, en passant par des djihadistes sunnites soutenus par l’Arabie saoudite et le Qatar.
Bien que d’importantes ressources aient été consacrées au renversement d’Assad, cet effort a en fin de compte échoué, sans manquer de provoquer un effroyable bain de sang, et le déplacement de plusieurs millions de Syriens. Beaucoup ont fui vers l’Europe, déclenchant une crise des réfugiés sur le continent, qui a elle-même favorisé l’ascension politique des partis d’extrême droite opposés à l’immigration en Europe.
L’échec du renversement d’Assad s’explique principalement par quatre raisons. Premièrement, le régime de Bachar a trouvé des soutiens non seulement chez les alaouites, mais également chez les chrétiens de Syrie et autres minorités redoutant le répression d’un régime islamique sunnite. Deuxièmement, la coalition menée par les États-Unis a été contrée par l’Iran et la Russie. Troisièmement, lorsqu’un groupe distinct de djihadistes s’est rassemblé pour créer l’État islamique (EI), les États-Unis ont redéployé d’importantes ressources pour le mettre en déroute, plutôt que de se consacrer à l’éviction de Bachar. Enfin, les forces anti-Assad se sont révélées fréquemment et profondément divisées, la Turquie livrant par exemple actuellement un conflit ouvert à des combattants kurdes soutenus par les États-Unis.
Toutes ces raisons d’échec demeurent valides aujourd’hui. Le conflit est dans l’impasse la plus absolue. Rien n’évolue si ce n’est que le sang continue de couler.
Le discours officiel de l’Amérique vise à dissimuler l’ampleur des conséquences désastreuses des efforts fournis par le pays pour renverser Assad – en violation du droit international et de la Charte des Nations Unies. Car si les États-Unis condamnent fermement l’influence russe et iranienne en Syrie, l’Amérique et ses alliés ont a plusieurs reprises violé la souveraineté syrienne. Le gouvernement américain a qualifié à tort le conflit de guerre civile entre Syriens, plutôt que de guerre par procuration impliquant les États-Unis, Israël, la Russie, l’Arabie saoudite, l’Iran et le Qatar.
En juillet 2017, le président américain Donald Trump a annoncé la fin du soutien de la CIA aux rebelles syriens. Sur le terrain, l’engagement américain se poursuit, visant désormais davantage à affaiblir Assad qu’à le renverser. Dans la poursuite des prérogatives de guerre de l’Amérique, le Pentagone a annoncé en décembre que les troupes américaines resteraient indéfiniment stationnées en Syrie, officiellement pour soutenir les forces rebelles anti-Assad dans les régions reprises à l’EI, et bien entendu sans le consentement du gouvernement syrien.
La guerre risque de connaître une nouvelle phase d’escalade. Récemment, lorsque le régime d’Assad a attaqué des rebelles anti-Assad, la coalition américaine a lancé des frappes aériennes qui ont tué près de 100 soldats syriens, ainsi qu’un nombre indéterminé de combattants russes. À la suite de cette démonstration de force, le secrétaire américain de la Défense Jim Mattis a déclaré avec une mauvaise foi certaine : « Il est évident que nous ne nous engagerons pas dans une guerre civile en Syrie. » Par ailleurs, Israël a récemment frappé des positions iraniennes en Syrie.
Les États-Unis et leurs alliés doivent admettre la réalité, et accepter la persistance du régime d’Assad, aussi détestable soit-il. Le Conseil de sécurité de l’ONU, soutenu par l’Amérique, la Russie et d’autres grandes puissances, doit faire intervenir ses forces de maintien de la paix afin de restaurer la souveraineté et les services publics essentiels de la Syrie, tout en stoppant toute tentative de vengeance du régime d’Assad contre d’anciens rebelles ou leurs soutiens civils.
Certes, le régime d’Assad demeurerait alors au pouvoir, l’Iran et la Russie conservant par ailleurs leur influence en Syrie. Mais il en serait fini de l’illusion officielle américaine selon laquelle les États-Unis mènent la danse en Syrie, choisissant qui dirige et avec quels alliés. Il est grand temps qu’une approche beaucoup plus réaliste soit adoptée, dans laquelle le Conseil de sécurité guiderait l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Iran et Israël vers une paix pragmatique, qui permettrait de mettre un terme au massacre, ainsi qu’au peuple syrien de retrouver une existence et un mode de vie.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs, est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour le développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.