Turquie : un coup d’État qui laisse perplexe

Jeudi 21 Juillet 2016

Les coups d’État militaires – victorieux ou non – suivent en Turquie un modèle prévisible. Certains groupes politiques – généralement islamistes – que les militaires jugent incompatibles avec l’État laïc kémaliste gagnent en influence. La tension monte, souvent accompagnée par des violences dans la rue. Enfin l’armée intervient, au motif de ce que les militaires considèrent comme un pouvoir constitutionnel, pour restaurer l’ordre et les principes laïcs.


Cette fois, c’est très différent. Suite à une série de procès truqués visant des officiers laïcs, le président Recep Tayyp Erdogan est parvenu à reconfigurer la hiérarchie militaire et à placer ses fidèles au sommet de celle-ci. Dans un pays ébranlé par les attaques terroristes et qui doit faire face à une situation économique dégradée, l’armée n’a plus aucune velléité d’agitation, ni même d’opposition à Erdogan. Et l’on peut ajouter que ses récentes réconciliations avec la Russie et avec Israël, alors qu’il affiche désormais sa volonté de se retirer du conflit syrien, ont dû calmer les inquiétudes du potentat turc.
Le quasi-amateurisme dont ont fait preuve les putschistes n’est pas moins intriguant. Ils ont pu, en effet, capturer le chef d’état-major, mais n’ont apparemment pas tenté sérieusement de s’emparer d’Erdogan ou de dirigeants politiques de premier plan. Les grandes chaînes de télévision ont pu continuer d’émettre pendant des heures, et lorsque les soldats ont investi les studios, leur incompétence était presque comique.
Des avions ont mitraillé des civils et attaqué le parlement – une façon d’opérer qui n’est généralement pas celle des militaires turcs en dehors des zones où ils sont confrontés à l’insurrection kurde. Des images de soldats malchanceux (et apparemment incapables), sortis de leurs tanks et désarmés (parfois sévèrement malmenés) par la foule ont inondé les réseaux sociaux – des scènes que je n’aurais jamais pensé voir dans un pays qui a quelques raisons de porter en haine les coups d’État militaires, mais qui aime encore ses soldats.
Erdogan s’en est promptement pris à son ancien allié, devenu son ennemi juré, le prédicateur en exil Fethullah Gülen, qui depuis la banlieue de Philadelphie dirige un vaste mouvement islamiste. Les raisons de ne pas prendre ces accusations pour argent comptant sont évidentes, mais elles sont moins infondées qu’il n’y paraît. Nous savons qu’il y a une forte présence « güleniste » au sein de l’armée (sans laquelle les précédentes initiatives du gouvernement contre de haut gradés – les soi-disant procès Ergenekon et Sledgehammer  – n’auraient pu voir le jour). En fait, l’armée était le dernier bastion güleniste en Turquie depuis qu’Erdogan avait purgé la police, la justice et les médias des sympathisants du mouvement.
Nous savons aussi qu’Erdogan préparait contre les gülenistes présents dans l’armée une action d’envergure. Certains officiers avaient déjà été arrêtés pour avoir forgé des preuves lors de précédents procès, et le bruit courait qu’une purge à grande échelle des officiers gülenistes était au programme de la réunion, le mois prochain, du Conseil militaire suprême.
Les gülenistes avaient donc un mobile, et le calendrier de la tentative de coup d’État renforce l’hypothèse de leur implication. Suprême ironie du sort, le putsch dont Erdogan se sentait depuis longtemps menacé par les laïcs, est finalement venu de ses anciens alliés – eux-mêmes responsables d’avoir forgé les preuves d’une myriade de complots  contre Erdogan.
Mais un coup d’État militaire sanglant ne correspond absolument pas au modus operandi traditionnel du mouvement Gülen, qui préfère lesintrigues  en coulisse à l’action armée ou à la violence explicite. Le putsch a peut-être été son ultime tentative, étant donnée la perspective de voir bientôt succomber sa dernière place-forte en Turquie. Mais ce qui s’est passé laisse de si nombreuses questions sans réponse qu’il ne serait pas surprenant d’assister, au cours des prochaines semaines, aux révélations les plus étranges. 
La suite des événements est en revanche moins incertaine. Avec le putsch, le venin d’Erdogan gagne en virulence, et la chasse aux sorcières va se déchaîner contre le mouvement Gülen dans des proportions inédites. Des milliers de personnes vont être mises à pied, dans l’armée et ailleurs, vont être emprisonnées, et poursuivies en justice sans trop de considérations pour l’état de droit et la présomption d’innocence. On entend déjà des appels alarmants à rétablir la peine de mort pour les putschistes, dont l’expérience des événements récents montre qu’ils forment aux yeux d’Erdogan une assez vaste catégorie. Certaines violences de la foule contre les soldats capturés augurent une sorte de jacobinisme qui pourrait compromettre les garanties subsistant encore en Turquie d’une justice équitable.
La tentative de putsch est aussi une fort mauvaise nouvelle pour l’économie. La récente réconciliation d’Erdogan avec la Russie et avec Israël, quelque peu superficielle, était probablement motivée par le désir de rétablir les flux de capitaux et de touristes étrangers. Des espoirs qui ont peu de chances, désormais, de se réaliser. Le putsch manqué laisse entrevoir des divisions politiques bien plus profondes que ne le croyaient les observateurs les plus pessimistes. Ce qui ne contribue guère à créer un environnement attractif pour les investisseurs et les visiteurs.
En revanche, politiquement, le putsch manqué est une aubaine pour Erdogan. Il l’a affirmé  lui-même, alors qu’il était encore difficile de savoir ce qui émergerait de la crise : « Ce soulèvement est un don de Dieu, car il nous offre une raison de nettoyer l’armée. » Désormais, après l’échec du coup d’État, il aura le vent en poupe pour réaliser les changements constitutionnels qu’il attend depuis longtemps, qui lui permettront de renforcer la présidence et de concentrer le pouvoir entre ses propres mains.
Ainsi l’échec du putsch va-t-il renforcer l’autoritarisme d’Erdogan et n’apporter que peu de bienfaits à la démocratie turque. Si les putschistes étaient parvenus à leur fin, le coup porté aux espoirs démocratiques aurait pourtant été plus rude encore, avec des conséquences à plus long terme. Ce qui nous laisse au moins une raison de nous réjouir.
Traduction François Boisivon
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard, est l’auteur, récemment, de l’ouvrage Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science  (« Les règles de l’économie : les raisons et les torts de de la pseudo-science »)
 
chroniques


Dans la même rubrique :
< >

Lundi 21 Octobre 2024 - 00:26 Débloquer l'apprentissage par l'IA

chroniques | Editos | Analyses




En kiosque.














Inscription à la newsletter