Un capitalisme d’État 2.0

Mardi 2 Octobre 2018

La chute du mur de Berlin, voici bientôt trente ans, représente le point d’inflexion de l’intervention des États dans l’économie mondiale, marquant, à peu près partout, une défaite des économies socialistes. De la France « dirigiste » à la Chine communiste, des pays au modèle économique extrêmement différent commencèrent d’adopter des mesures plus propices au « laissez-faire », fondées sur l’idée que moins intervenait l’État, mieux se portait l’économie.


Un capitalisme d’État 2.0
Lors de ce recul mondial des économies étatiques et socialistes, nombre d’entreprises publiques furent totalement privatisées. Mais dans leur vaste majorité, les « joyaux de la couronne » demeurèrent, partiellement, entre les mains des gouvernements, quoique ceux-ci permissent à des partenaires stratégiques ou à des investisseurs privés d’en acquérir des titres sur les marchés financiers. Quelle que fût sa forme, la privatisation ne traduisit pas seulement une inclination philosophique ; elle eut aussi des conséquences économiques profondes, dont les moindres ne furent pas celles qui touchèrent les places boursières, revigorées par l’inscription à la cote des entreprises publiques dans des pays aussi divers que l’Italie et l’Égypte.
Au tournant du millénaire, toutefois, le retrait des États de l’économie connut un coup d’arrêt. Le succès d’économies comme la Chine, qui pilotait son développement grâce à ses entreprises publiques, et des Émirats arabes unis, qui géraient leur diversification économique en utilisant leurs fonds d’investissements souverains, souleva quelques questions sur l’efficacité du secteur privé dans la gouvernance de la croissance.
Un certain nombre de gouvernements furent sensibles à l’idée de s’inspirer de l’expérience chinoise, et du rôle qu’y tenaient les entreprises publiques, ou de celle de Singapour, avec son fonds souverain Temasek. Ainsi le Moyen-Orient fut-il le cadre, ces dernières années, d’une révolution économique tranquille, menée sous la houlette des États, que résume l’émergence de Dubaï, devenu le plus grand hub aéroportuaire mondial, ayant même récemment dépassé le célèbre aéroport londonien de Heathrow.
Si l’émission potentielle d’actions de la compagnie pétrolière publique saoudienne Aramco semble suggérer que l’idée de privatisation n’a pas complètement été abandonnée, on assiste à une évolution plus répandue et virtuellement plus forte en sens inverse : plutôt que de privatiser, les gouvernements de la planète cherchent de plus en plus à remédier aux faiblesses récurrentes de leurs entreprises publiques, à savoir, surtout, une gouvernance en décalage, une faible productivité et une innovation inférieure à la moyenne.
À cette fin, la structure des patrimoines publics est en train d’évoluer. Le modèle hérité d’une propriété passive de l’État fait place à un nouveau paradigme, selon lequel la survie des entreprises publiques dépend de leur capacité à s’affirmer face à la concurrence internationale. Leur situation nationale de monopole ou d’oligopole ne garantit plus leur compétitivité, notamment dans le contexte de déstabilisation induit par les nouvelles technologies, lesquelles n’ont cure des frontières. À long terme, la protection du gouvernement n’aidera pas une entreprise publique de télécommunication à repousser les assauts de Skype, WhatsApp, Viber ou de leurs semblables.
Pour relever le défi, les gouvernements comptent moins sur la privatisation que sur la modernisation. Nombre d’entreprises publiques ou de fonds souverains se sont récemment doté de structures de financement de l’innovation, ciblant des sociétés de technologie susceptibles de renforcer leur cœur d’activité. Ainsi Saudi Telecom a-t-elle lancé STC Ventures  afin non seulement d’investir les fonds dont elle disposait mais de conquérir des positions dans les technologies d’avant-garde. De même, l’Investment Corporation de Dubaï, l’un des fonds souverains émiratis, a investi 47 millions de dollars dans Indigo, une start-up de technologie agricole installée à Boston.
Pour autant, les entreprises publiques et les fonds d’investissement souverains n’ont qu’une expérience limitée dans le secteur des technologies, et leur culture d’entreprise, au regard de celle des sociétés qu’elles ont en ligne de mire, apparaît plutôt rigide. Superviser la gouvernance d’une société de haute technologie ne nécessite pas les mêmes compétences que la gestion de coentreprises avec des partenaires étrangers, domaine dans lequel les entreprises publiques et les fonds souverains ont récemment fait des progrès. Partant, le Fonds public d’investissement saoudien (SPIF) a formé un partenariat  avec Softbank au Japon, et la société d’investissement Mubadala, d’Abou Dhabi, a conclu un accord, en France, avec CDC international Capital, établissement lié à la Caisse des Dépôts, et avec Bpifrance, la Banque publique d’investissement – les deux fonds renforçant ainsi l’expertise dont ils ont besoin.
Pourtant, même dans l’état actuel des compétences et des connaissances, la gouvernance d’entreprises technologiques de pointe comme Facebook ou Snapchat peut poser des difficultés supplémentaires, car les fondateurs de ces sociétés, tout comme les investisseurs souverains, préfèrent généralement détenir eux-mêmes l’essentiel du contrôle opérationnel. Au-delà de ces questions de contrôle, l’acquisition d’entreprises technologiques demande aussi aux entreprises publiques et aux fonds souverains d’envisager différemment les risques de gestion, étant donné l’instabilité naturelle des processus de valorisation dans ce secteur.
À cet égard, les investisseurs souverains des marchés émergents ont beaucoup à apprendre de la Chine, dont les entreprises publiques ont acquis dans le monde entier des sociétés spécialisées dans les technologies. Suite à certains problèmes survenus ces dernières années, le ministère des Finances chinois a défini une feuille de route destinée à minimiser les risques encourus par les entreprises publiques lorsqu’elles se lancent dans des acquisitions à l’étranger.
Même si de nombreux fonds souverains des marchés émergents préféreraient conserver la tranquillité d’investisseurs ne prenant pas part aux votes et détenant passivement des parts dans des compagnies étrangères, la frénésie d’acquisitions que connaît actuellement le secteur des technologies exige désormais qu’ils aient une vision plus claire de leurs droit en tant qu’actionnaires. Elle nécessite aussi qu’ils forment mieux leurs équipes aux pratiques d’investissement et coordonnent plus étroitement leurs efforts avec les investisseurs locaux, de sorte que leurs acquisitions puissent avoir sur les économies nationales respectives un effet de levier.
L’activité du capital-investissement s’étant ralentie au Moyen-Orient – et ailleurs – au cours des dernières années, suite à la saga mouvementée et au naufrage financier d’Abraaj, le grand fonds d’investissement de Dubaï, les entreprises publiques et les fonds souverains de la région continueront probablement à constituer leurs propres véhicules d’investissement.
Ainsi les entreprises publiques pourraient-elles introduire en bourse les fonds de capital-investissement qu’elles ont fondés, tout en préparant l’inscription à la cote des entreprises nationales spécialisées dans la technologie. Cela serait aussi profitable aux marchés d’actions locaux – et peut-être même plus – que l’introduction des entreprises publiques elles-mêmes, puisque les bourses disposent désormais de segments spécifiques d’introduction tournés vers les entreprises innovantes les plus prometteuses. 
Quoi qu’il en soit, ce serait donner une fausse image des orientations du capitalisme d’État sur les marchés émergents que de ne prêter attention qu’à la privatisation des grandes entreprises publiques. Le capitalisme d’État 2.0 n’est pas fondé sur la disparition de la propriété publique, mais sur son adaptation à l’avenir de l’économie mondiale. Cette évolution est nécessaire à la survie du secteur public et elle exige des investisseurs souverains qu’ils repensent leurs paradigmes traditionnels de gouvernance. Si les entreprises publiques ne veulent pas subir le sort des dinosaures, elles devront non seulement apprendre à valser avec leurs partenaires étrangers, mais aussi à danser le smurf, à tomber, à se relever et à inventer de nouveaux pas.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Alissa Amico est directrice générale du centre de gouvernance économique et d’entreprise GOVERN.
 
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