Un puissant outil à disposition de l'Europe contre la Russie

Mercredi 19 Mars 2025

C’est désormais une évidence, l’administration du président américain Donald Trump s’apprête à trahir l’Ukraine dans sa lutte contre l’agression russe. De deux choses l’une, soit Trump est lui-même victime de la désinformation, soit il est le participant volontaire d’un effort visant à tromper les Américains sur les causes et les conséquences de la guerre.


Des soldats ukrainiens dans la région orientale de l'Ukraine, le 18 mars 2025. (ROMAN PILIPEY / AFP)
Des soldats ukrainiens dans la région orientale de l'Ukraine, le 18 mars 2025. (ROMAN PILIPEY / AFP)
Les mensonges de Trump consistent notamment à affirmer que l’Ukraine serait tout aussi responsable de la guerre que la Russie, que le président Volodymyr Zelensky n’aurait pas « les cartes en main » pour mettre fin au conflit dans des conditions favorables, et que l’Ukraine ne serait jamais parvenue à se défendre sans l’aide des États-Unis. Le monde entier sait néanmoins que la Russie a lancé une invasion non provoquée, et nous nous souvenons tous des premières semaines de la guerre, au cours desquelles les Ukrainiens ont courageusement défendu une ligne de front de plus de 2 500 kilomètres contre une armée prétendument supérieure, bien avant l’arrivée des livraisons occidentales de pièces d’artillerie, de véhicules blindés et de systèmes de défense antiaérienne.

Le spectacle indigne qui s’est déroulé dans le Bureau ovale le 28 février illustre l’hostilité de Trump à l’égard de Zelensky, et sa sympathie pour le président russe Vladimir Poutine. Trump éprouve-t-il tout simplement de l’affection pour les figures autoritaires qui incarnent ses propres aspirations ? Ou est-il contraint par un kompromat, un chantage au contenu compromettant exercé par Poutine (comme beaucoup le suspectaient durant son premier mandat) ?

Quelle que soit la réponse à ces questions, Trump rejette manifestement l’idée même de l’État de droit, subordonnant ce principe à l’intérêt politique : les règles de droit doivent être appliquées lorsqu’elles servent les intérêts du président, et ignorées dans le cas contraire. Les accords entre pays (même ceux qu’il a lui-même signés) peuvent être rompus à volonté. Il y a 30 ans, les États-Unis, aux côtés du Royaume-Uni et de la Russie, s’étaient engagés à ce que l’intégrité territoriale de l’Ukraine soit respectée, en vertu du Mémorandum de Budapest, signé en décembre 1994. En échange, l’Ukraine avait accepté de renoncer au troisième plus grand arsenal nucléaire de la planète, hérité de l’URSS. La Russie a violé cet accord en envahissant et en annexant illégalement la Crimée en 2014, et voici maintenant que l’Ukraine est trahie par deux des parties du mémorandum.

Le refus de Trump d’honorer la parole des États-Unis est une honte. Les Ukrainiens ont respecté leur part du contrat, et attendaient de l’Amérique qu’elle en fasse de même. Ces trahisons produisent des conséquences funestes, et pas seulement pour l’Ukraine. Depuis des décennies, la sécurité de l’Europe repose sur l’article 5 du traité de l’OTAN, en vertu duquel une attaque contre l’un de ses membres équivaut à une attaque contre tous ses membres. Or, il est désormais évident que les États-Unis ne défendront l’Europe que si cela sert les intérêts que Trump estime être les siens. Le droit international et les obligations qui résultent des traités ne signifient rien pour lui, tout comme ils ne signifient rien pour Poutine.

Les Européens s’accommodent aujourd’hui tant bien que mal de ces réalités difficiles. Les nécessités les plus immédiates consistent à bâtir une force de défense suffisamment autonome, ainsi qu’à décider du sort des avoirs souverains russes d’un montant de 220 milliards $ (sur les 300 à 350 milliards $ gelés en 2022) actuellement détenus dans les juridictions européennes. En juin 2024, le G7 a convenu d’utiliser les intérêts (50 milliards $) de ces actifs pour apporter une aide financière à l’Ukraine, et la Commission européenne a effectué un premier versement de 3 milliards $  en janvier 2025. Les États-Unis semblant néanmoins s’apprêter à mettre fin à leur soutien financier, cette demi-mesure n’est plus suffisante. L’Europe doit désormais aller plus loin, en saisissant purement et simplement tous les actifs russes sous son contrôle.

Comme nous l’avons déjà fait valoir, ces actifs devront être utilisés pour financer la reconstruction de l’Ukraine, les dégâts provoqués par l’agression russe dépassant largement les 220 milliards $. La nécessaire disponibilité de cet argent est toutefois encore plus urgente aujourd’hui. Il est impossible de reconstruire un pays qui demeure attaqué et partiellement occupé. La justice et le bon sens imposent que ces ressources servent à financer la défense de l’Ukraine. Peu importent les voies juridiques empruntées par l’Europe ; ce qui compte, c’est que l’Ukraine reçoive cet argent immédiatement, afin qu’elle puisse acheter des équipements militaires, et réparer les infrastructures que la Russie ne cesse de détruire.

Aucun obstacle juridique ne saurait se dresser sur cette voie. Il est hors de question que la Russie puisse se prévaloir d’une règle de protection légale de ces actifs alors même que Moscou piétine l’État de droit, et confisque librement des actifs occidentaux dans sa propre juridiction. La mise à disposition immédiate de ces fonds à l’Ukraine s’inscrit par ailleurs dans l’intérêt de l’Europe. Tout ce que l’Ukraine pourra dépenser dans son industrie de défense renforcera en fin de compte les propres capacités de défense de l’Europe, et stimulera l’économie vacillante du continent.

Il n’y a plus de temps à perdre. L’utilisation des fonds comme garantie par une future Commission internationale des réclamations, proposée par certains, entraînerait des retards inacceptables. La marée montante de l’autoritarisme se fait de plus en plus puissante, face à laquelle l’Europe est devenue le dernier rempart mondial. Ce sont aujourd’hui les valeurs européennes qui sont en jeu – ainsi que la défense des libertés civiles, de la démocratie et des droits de l’homme à travers le monde.

Comme l’a récemment exprimé  le président français Emmanuel Macron, « L’Europe doit retrouver le goût du risque, de l’ambition et de la puissance ». Si Macron et d’autres dirigeants européens entendent joindre les actes à leur parole de soutien à l’Ukraine après le naufrage survenu dans le Bureau ovale, ils doivent saisir l’instant en confisquant les actifs russes gelés. L’Ukraine défend aujourd’hui l’Europe tout entière. L’Europe ne saurait se cacher derrière des justifications légalistes.
Andrew Kosenko est professeur adjoint d’économie à la School of Management du Marist College. Joseph E. Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, et ancien président du Comité des conseillers économiques du président des États-Unis, est professeur à l’Université de Columbia. Lauréat du prix Nobel d’économie, il est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé The Road to Freedom : Economics and the Good Society (W. W. Norton & Company Allen Lane , 2024).
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