Un suicide grec ?

Vendredi 19 Juin 2015

La bonne nouvelle est qu’un défaut de la Grèce, dont l’imminence se rapproche depuis le refus provocateur du premier ministre Alexis Tsipras de ce qu’il a décrit comme une offre de sauvetage « absurde » par les créanciers de la Grèce, ne constitue plus une menace au reste de l’Europe. La mauvaise nouvelle est que Tsipras ne semble pas le savoir.


Alexis Tsipras , le premier ministre grec
Alexis Tsipras , le premier ministre grec
Si l’on en juge par le ton belliqueux de Tsipras, il est tout à fait convaincu que l’Europe a besoin de la Grèce aussi désespérément que la Grèce a besoin de l’Europe. Voilà la véritable « absurdité » dans les négociations actuelles et la méprise de Tsipras quant au rapport de force dont la Grèce dispose et qui risque maintenant de mener le pays à la catastrophe ou du moins à l’humiliation du parti Syriza, ou les deux.
L’issue la plus vraisemblable : Tsipras devra ravaler ses paroles et se soumettre aux conditions dictées par la « troïka » (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international) avant la fin de juin. Sinon, la BCE cessera d’appuyer le système bancaire grec et les coffres de l’État grec seront trop vides pour pouvoir honorer les paiements sur la dette étrangère et, plus grave encore, pour verser les pensions des citoyens grecs et les salaires de ses fonctionnaires. Sevrée de tout financement extérieur, la Grèce deviendra un paria économique – l’Argentine de l’Europe – et les pressions publiques chasseront vraisemblablement Syriza du pouvoir.
Ce dénouement est d’autant plus tragique, que l’analyse économique venant en appui aux requêtes de Syriza d’alléger les mesures d’austérité était dans ses grandes lignes très fondée. Au lieu de rechercher un compromis qui sauve les apparences et qui adoucisse le régime d’austérité de la troïka, Tsipras a perdu six mois dans des luttes symboliques  sur des questions sans conséquence réelle sur l'économie comme le droit du travail, les privatisations et même le nom de la troïka.
Cette attitude frondeuse a fait perdre à la Grèce tous ses alliés potentiels en France et en Italie. Pis encore, le temps perdu en démagogie politique a réduit en peau de chagrin l’excédent du budget primaire, qui représentait la carte maîtresse de Tsipras   au début des négociations.
En ce moment, Tsipras estime qu’il a un autre atout en main : la crainte de l’Europe d’un défaut de la Grèce. Mais c’est là une illusion entretenue par son ministre des finances, Yanis Varoufakis. Un professeur d’économie spécialiste de la théorie des jeux, Varoufakis se targuait récemment dans une entrevue du New York Times  qu’une « petite nation comme la Grèce, pour survivre [pourrait] mettre à terre le monde financier, » et que l’image que les médias lui ont accolé, « celle d’un dangereux lunatique… lui sert d’épouvantail » dans ses négociations avec les autres ministres de finances de l’UE.
Apparemment, Varoufakis estime que sa « connaissance très poussée de la théorie des jeux » donne un atout décisif à la Grèce dans la « dynamique complexe » des négociations. En fait, la partie qui se joue en ce moment en Europe tient moins des échecs que du tic-tac-toe, qui finit normalement par un jeu nul, mais où la moindre erreur mène à une défaite.
Les règles du jeu sont beaucoup plus simples que celles auxquelles Varoufakis s’attendait en raison d’un événement capital qui s’est produit la même semaine que l’élection grecque. Le 22 janvier, la BCE a pris des mesures décisives pour protéger la zone euro d’un défaut éventuel de la Grèce. En annonçant un programme d’achats massifs d’obligations, dont le volume est beaucoup plus élevé en proportion du marché des obligations de la zone euro que le programme d’assouplissement quantitatif mis en œuvre aux États-Unis, en Grande-Bretagne, ou au Japon, le président de la BCE, Mario Draghi a dressé un pare-feu impénétrable qui est toujours nécessaire pour protéger l’Union monétaire d’une crise financière du même genre que la faillite de Lehman a provoquée.
Ce nouvel instrument de la BCE lui donne la possibilité de faire fonctionner la presse à billets, essentiellement sans limites, pour soutenir tant les banques que les États, ce qui a rendu insignifiante la menace d’une contagion grecque. Ceci représente un changement en profondeur du cadre financier européen, que les politiciens grecs, ainsi que bon nombre d’analystes grecs, n’ont pas encore compris.
Avant la décision de la BCE, la contagion de la Grèce constituait une véritable menace. En cas de défaut de la Grèce ou de sortie de la zone euro, les banques grecques s’effondreraient et les Grecs qui ne pourraient retirer à temps leur capital du pays perdraient toutes leurs économies, comme cela s’est produit à Chypre en 2013. Lorsque les épargnants d’autres pays endettés de la zone euro comme le Portugal et l’Espagne seront mis devant ce fait, ils se mettront à craindre des pertes du même ordre et à transférer leur pécule dans des banques en Allemagne ou en Autriche. Ils vendraient par la même occasion leurs placements en obligations d’état du Portugal et de l’Espagne.
Ceci provoquerait l’effondrement des cours des obligations souveraines des pays débiteurs, les taux d’intérêt monteraient en flèche et le secteur bancaire serait menacé d’éclatement. Si la contagion de la Grèce venait à s’intensifier, le prochain pays le plus vulnérable, probablement le Portugal, se trouverait dans l’impossibilité de soutenir son système bancaire ou rembourser ses dettes. In extremis, il renoncerait à l’euro, à l’instar de la Grèce.
Avant janvier, cette série d’événements était fort probable, mais le programme d’achats de titres souverains de la BCE a placé un coupe-feu à chacun des foyers du processus de contagion. Le moindrement que les détenteurs d’obligations portugaises s’inquiètent d’un défaut futur de la Grèce, la BCE n’aura qu’à augmenter ses achats de titres souverains ; sans contrainte budgétaire, ce qui dominera aisément toute tendance à la baisse.
Si les épargnants des banques portugaises se mettent à faire migrer leurs fonds vers l’Allemagne, la BCE utilisera ces euros pour les réinvestir au Portugal par l’entremise des dépôts interbancaires. Ici aussi, il n’y a pas de limite sur l’ampleur des fonds que la BCE peut recycler, tant que les banques portugaises demeurent solvables – ce qu’elles demeureront, tant que la BCE continue d’acheter des obligations d’État du Portugal.
Bref, le programme d’achats d’obligations de la BCE a fait passer cette institution de son statut d’observateur passif de la crise de l’euro, paralysé par des contraintes juridiques caduques du Traité de Maastricht, en un prêteur de dernier recours doté des moyens adéquats. Dotée des pouvoirs de monétiser les dettes souveraines semblables à ceux qu’exercent la Réserve fédérale des États-Unis, la Banque centrale du Japon et la Banque d’Angleterre, la BCE est maintenant en mesure d’empêcher que la contagion financière gagne la zone euro.
Malheureusement pour la Grèce, le gouvernement Tsipras n’a rien vu de tout cela. Les politiciens grecs qui jugent encore la menace de contagion financière comme leur carte maîtresse devrait constater la coïncidence de l’élection en Grèce et le programme d’achats de titres souverains de la BCE et en tirer les conclusions évidentes. La nouvelle politique de la BCE a été élaborée dans le but de protéger l’euro des conséquences d’une sortie ou d’un défaut de la Grèce.
La dernière stratégie de négociation de la Grèce consiste à demander une rançon pour qu’elle cesse de prétendre au suicide. Ce genre de chantage est peut-être efficace dans le cas d’un kamikaze. Mais ici la Grèce ne fait que pointer l’arme sur sa propre tête – et l’Europe n’a plus à se préoccuper outre mesure si la Grèce décide d’appuyer sur la gâchette.
Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier
Anatole Kaletsky est président du Institute for New Economic Thinking et l’auteur de Capitalism 4.0, The Birth of a New Economy (Capitalisme 4.0, la naissance de la nouvelle économie)
 
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