Une Amérique plus blanche ?

Lundi 18 Janvier 2021

L’assaut mené par les partisans de Donald Trump contre le Capitole des États-Unis, encouragé par le président lui-même, constitue l’issue prévisible de son assaut de quatre ans contre les institutions démocratiques, soutenu par tant de responsables du Parti républicain. Personne ne peut dire que nous n’étions pas prévenus : Trump a fait savoir qu’il s’opposait à une transition pacifique du pouvoir. Nombre de ceux qui ont bénéficié d’un Trump à l’origine de fortes réductions d’impôt pour les grandes entreprises et les plus fortunés, d’un démantèlement des réglementations environnementales, ainsi que de la nomination de juges favorables aux affaires, savaient pertinemment qu’ils concluaient un pacte avec le diable. Soit ils estimaient pouvoir contrôler les forces extrémistes déchaînées par Trump, soit cela leur importait peu.


Vers quoi l’Amérique se dirige-t-elle alors désormais ? Trump constitue-t-il une aberration, ou le symptôme d’un mal national plus profond ? Peut-on faire confiance aux États-Unis ? Dans quatre ans, les forces qui ont propulsé Trump ainsi qu’un parti largement acquis à sa cause triompheront-elles à nouveau ? Que faire pour prévenir une telle issue ?

Trump est le produit de forces multiples. Depuis un quart de siècle au moins, le Parti républicain a compris qu’il ne pouvait représenter les intérêts des élites d’affaires qu’en adoptant des mesures antidémocratiques (de type entrave aux votes et remaniement des circonscriptions électorales) et en se rapprochant d’alliés peu attachés à la démocratie, tels que les fondamentalistes religieux, les suprématistes blancs et les populistes nationalistes.

Le populisme implique la mise en œuvre de politiques contraires à l’éthique aux yeux des élites d’affaires elles-mêmes. Mais de nombreux dirigeants d’affaires ont passé plusieurs décennies à maîtriser l’art de tromper le public. Les géants du tabac ont généreusement dépensé pour être défendus en justice et promouvoir une science factice leur permettant de nier les effets néfastes de leurs produits sur la santé. Les géants du pétrole en ont fait de même en niant la contribution des combustibles fossiles au changement climatique. Tous ont compris que Trump était l’un des leurs.

Puis sont apparues un certain nombre d’avancées technologiques, qui ont fourni un outil de propagation d’informations fausses ou trompeuses, de même que le système politique américain, dans lequel l’argent est roi, a permis aux géants technologiques émergents de s’affranchir de toute responsabilité. Ce système politique a par ailleurs généré un ensemble de mesures politiques (parfois qualifiées de néolibéralisme) produisant des revenus et gains considérables pour le sommet de la pyramide, contre une quasi-stagnation partout ailleurs. Rapidement, un pays pourtant à la pointe du progrès scientifique a glissé vers une baisse de l’espérance de vie et une augmentation des inégalités sur le plan de la santé.

La promesse néolibérale selon laquelle l’augmentation de la richesse et des revenus ruissellerait du sommet jusqu’au bas de la pyramide était une pure illusion. À mesure que des changements structurels majeurs conduisaient à la désindustrialisation de régions entières dans le pays, les laissés-pour-compte ont dû apprendre à se débrouiller seuls. Comme je le craignais dans mes ouvrages Le prix de l’inégalité  et Peuple, pouvoir et profits , ce mélange toxique a servi de tremplin à un aspirant démagogue.

Comme observé à maintes reprises, l’esprit entrepreneurial des Américains, combiné à l’absence de contraintes morales, a produit une offre abondante de charlatans, d’exploiteurs et d’apprentis démagogues. Menteurs, sociopathe narcissique, dénué de toute compréhension de l’économie et appréciation de la démocratie, Trump était l’homme du moment.

La nécessité immédiate doit consister à neutraliser la menace que représente encore Trump. La Chambre des représentants doit le destituer sans tarder, puis le Sénat œuvrer pour un procès, afin que Trump ne puisse plus jamais exercer de fonctions fédérales. C’est tout autant dans l’intérêt des Républicains que des Démocrates de démontrer que personne, pas même un président, n’est au-dessus des lois. Chacun doit comprendre l’impératif consistant à honorer le résultat d’une élection, ainsi qu’à permettre une transition pacifique du pouvoir.

Nous ne saurions toutefois dormir tranquilles tant que les problèmes de fond n’auront pas été résolus, dont un grand nombre impliquent des défis majeurs. Nous devons réconcilier la liberté d’expression avec la responsabilité de rendre des comptes s’agissant du mal immense que peuvent et qu’ont engendré les réseaux sociaux en incitant à la violence, en semant la haine raciale et religieuse, ainsi qu’en laissant s’opérer des manipulations politiques.

Les États-Unis et d’autres pays imposent depuis longtemps certaines limites à d’autres formes d’expression, dans une démarche sociétale plus large : il est interdit de crier au feu dans une salle de cinéma bondée, de se livrer à de la pédopornographie, ou encore de calomnier et diffamer autrui. Certains régimes autoritaires abusent certes de ces contraintes, et compromettent les libertés fondamentales, mais ces régimes autoritaires trouveront toujours les bons prétextes pour agir comme bon leur semble, peu importe ce que font les gouvernements démocratiques.

Nous les Américains devons réformer notre système politique, pour garantir à la fois le droit fondamental de voter et la représentation démocratique. Nous avons besoin d’une nouvelle législation sur le droit de vote. L’ancienne, adoptée en 1965, était axée sur le Sud, où la privation de droits pour les Afro-Américains permettait aux élites blanches de demeurer au pouvoir, et cela depuis la fin de la Reconstruction postérieure à la guerre de Sécession. Aujourd’hui, les pratiques antidémocratiques concernent le pays tout entier.

Il nous faut également atténuer l’influence de l’argent dans la politique : aucun système de garde-fous ne peut être efficace dans une société aussi inégalitaire que les États-Unis. Tout système davantage basé sur « un dollar, un vote » que sur « un individu, un vote » restera vulnérable à la démagogie populiste. Comment un tel système pourrait-il en effet servir les intérêts d’un pays dans son ensemble ?
Enfin, nous devons appréhender les dimensions multiples de l’inégalité. La différence frappante entre le traitement des insurgés blancs qui ont envahi le Capitole et celui réservé cet été aux manifestants pacifiques du mouvement Black Lives Matter a de nouveau exposé aux yeux du monde l’ampleur de l’injustice raciale aux États-Unis.

La pandémie de COVID-19 vient elle aussi souligner l’immensité des inégalités économiques et sanitaires dans le pays. Comme je l’ai souvent répété, de simples mesurettes apportées au système ne suffiront pas pour opérer une véritable percée dans les inégalités ancrées aux États-Unis.

La manière dont l’Amérique répondra à l’attaque du Capitole en dira long sur l’orientation future du pays. Si nous exigeons de Trump qu’il rende des comptes, tout en choisissant la voie difficile d’une réforme économique et politique pour résoudre les problèmes de fond qui ont abouti à sa présidence toxique, alors nous pouvons espérer des lendemains meilleurs. Fort heureusement, Joe Biden prendra ses fonctions de président le 20 janvier. Mais il faudra plus qu’un seul homme – et plus d’un mandat – pour surmonter les défis de longue date de l’Amérique.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie, et professeur à l’Université de Columbia, est économiste en chef au Roosevelt Institute. Il a également été vice-président principal et économiste en chef de la Banque mondiale. Son ouvrage le plus récent s’intitule People, Power, and Profits: Progressive Capitalism for an Age of Discontent  (Penguin, 2020).
© Project Syndicate 1995–2021
 
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