L’Accord de Partenariat transpacifique (TPP) est le plus avancé et implique 11 pays, en sus des États-Unis, qui représentent ensemble jusqu’à 40 pour cent de la production mondiale ; mais la Chine, il faut le souligner, n’en fait pas partie. Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), négocié entre les États-Unis et l’Union européenne a un objectif encoure plus ambitieux – réunir deux régions du monde qui représentent ensemble la moitié du commerce mondial.
Depuis un certain temps, les accords commerciaux ne sont plus la chasse gardée des experts et des technocrates. Il n’est donc pas surprenant que ces deux projets d’accords aient donné lieu à de vifs et profonds débats publics. Les points de vues des partisans et des opposants sont tellement polarisés qu’il est difficile de ne pas être totalement confus quant aux conséquences potentielles de ces accords. Pour apprécier les enjeux, il faut comprendre qu’un mélange d’objectifs – certains bénins, d’autres moins, d’un point de vue global – est à l’origine de ces accords.
Sur le plan économique, les partisans des accords tendent à tenir un double langage. Réduire les barrières commerciales est censé promouvoir l’efficacité et la spécialisation économiques ; mais ce processus est également supposé augmenter les exportations et créer des emplois en améliorant l’accès aux marchés des partenaires commerciaux. Le premier argument est celui de l’avantage comparatif classique en faveur de la libéralisation des échanges ; le second est un argument mercantiliste.
Les objectifs que défendent ces raisonnements sont mutuellement contradictoires. Du point de vue de l’avantage comparatif, les gains issus des échanges commerciaux proviennent des importations ; les exportations sont ce que les pays doivent consentir pour obtenir ces gains. Tous les pays bénéficient de ces gains à condition que les échanges augmentent de manière équilibrée. Les accords commerciaux ne créent pas d’emplois, ils ne font que les redistribuer d’une industrie à l’autre.
Du point de vue mercantiliste, c’est le contraire, les exportations sont une bonne chose et les importations une mauvaise. Les pays qui parviennent à faire progresser leurs exportations nettes gagnent ; tous les autres perdent. Les accords commerciaux peuvent créer des emplois, mais seulement dans la mesure où ils détruisent des emplois dans d’autres pays.
Chaque argument en faveur des accords commerciaux est donc incompatible avec l’affirmation fondamentale de leurs défenseurs voulant que de tels accords puissent à la fois créer des emplois et être mutuellement bénéfiques. Curieusement, les partisans du TPP et du TTIP avancent simultanément ces deux arguments.
Sur le plan politique, les partisans du TPP et du TTIP affirment que les échanges commerciaux seront ainsi encadrés par de solides règles libérales. Moins de barrières et plus de transparence de la réglementation sont généralement une bonne chose. Mais dans ce cas également, la réalité est bien plus complexe.
Pour les États-Unis, l’un des attraits fondamentaux du TPP est qu’il prévoit une application plus stricte des règles de propriété intellectuelle par les autres pays. Ces règles, qui tendent à avoir des effets incertains sur l’innovation, génèrent des rentes substantielles pour les détenteurs américains de brevets et de droits d’auteur.
Dans le cas du TTIP, la réduction des barrières commerciales non tarifaires entre les États-Unis et l’Europe restreindra sans aucun doute la capacité des États à légiférer. Même si l’harmonisation des réglementations ne se traduit pas par un nivellement vers le bas, les intérêts des investisseurs et exportateurs porteront plus que jamais préjudice aux objectifs sociaux et environnementaux.
Mais le plus inquiétant est peut-être le Mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS en anglais) des deux accords. Les dispositions de ce mécanisme prévoient l’établissement d’une procédure judiciaire distincte des systèmes juridiques nationaux, qui permettra aux entreprises d’intenter un procès aux gouvernements pour toute violation apparente des traités commerciaux. Leurs partisans défendent ce mécanisme en disant qu’il n’aura pas une grande incidence pour les pays, comme les États-Unis, où l’État de droit est bien établi et qu’il encouragera l’investissement dans des pays, comme le Vietnam, est l’État de droit est faible. Dans ce cas, il n’est pas clair pour quelle raison ce mécanisme est intégré dans le TTIP, qui couvre les économies avancées de l’Amérique du Nord et de l’Europe.
Dans tous ces domaines, le TPP et le TTIP ressemblent plus à un putsch des entreprises multinationales qu’au libéralisme.
L’un des objectifs importants, et tout aussi ambigu, de ces accords est lié à une question qui n’apparaît nulle part dans les documents : la Chine. Tant les États-Unis que l’Europe voudraient voir la Chine se plier à leurs règles du jeu commerciales. Négocier ces règles sans la participation de la Chine peut être perçu comme une stratégie visant à amener la Chine à se joindre à un système commercial libéral. Mais cette approche peut également être considérée comme une manière d’isoler la Chine et d’ériger des barrières discriminatoires contre ses marchés lucratifs.
Enfin, le fait que ces négociations soient menées dans le plus grand secret est celui qui irrite au plus haut point les opposants aux traités. Les projets de textes ne sont pas accessibles au public et les rares personnes à y avoir eu accès, bien que ne participant pas aux négociations, ont l’interdiction d’en révéler le contenu. Le but déclaré de cette politique est de faciliter les négociations. Mais comme l’a dit la sénatrice américaine Elizabeth Warren, elle a l’effet contraire : si la transparence fait que le produit final est plus difficile à vendre au public, on peut sérieusement se demander si le produit en cours de négociation est vraiment désirable.
Il fait sens de soumettre le texte final à un vote parlementaire, pour rejet ou adoption, sans possibilité d’amendements. Mais ce processus est possible en rendant les projets de documents public. Le temps du secret est passé, si tant qu’il ait jamais eu lieu d’être.
En fin de compte, ces traités comportent énormément d’incertitudes au plan de leurs conséquences économiques et politiques et les raisons de s’inquiéter sont nombreuses. Leurs partisans ne font que se discréditer en qualifiant moqueusement les opposants de protectionnistes. Un débat ouvert, informé, sur les dispositions spécifiques des traités est indispensable. Et cela ne sera possible que si les textes négociés sont offerts au regard critique de l’opinion publique.
Traduit de l'anglais par Julia Gallin
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton dans le New Jersey. Son dernier ouvrage est The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le paradoxe de la mondialisation : la démocratie et l’avenir de l’économie mondiale – ndlt).
Copyright: Project Syndicate, 2015.
Depuis un certain temps, les accords commerciaux ne sont plus la chasse gardée des experts et des technocrates. Il n’est donc pas surprenant que ces deux projets d’accords aient donné lieu à de vifs et profonds débats publics. Les points de vues des partisans et des opposants sont tellement polarisés qu’il est difficile de ne pas être totalement confus quant aux conséquences potentielles de ces accords. Pour apprécier les enjeux, il faut comprendre qu’un mélange d’objectifs – certains bénins, d’autres moins, d’un point de vue global – est à l’origine de ces accords.
Sur le plan économique, les partisans des accords tendent à tenir un double langage. Réduire les barrières commerciales est censé promouvoir l’efficacité et la spécialisation économiques ; mais ce processus est également supposé augmenter les exportations et créer des emplois en améliorant l’accès aux marchés des partenaires commerciaux. Le premier argument est celui de l’avantage comparatif classique en faveur de la libéralisation des échanges ; le second est un argument mercantiliste.
Les objectifs que défendent ces raisonnements sont mutuellement contradictoires. Du point de vue de l’avantage comparatif, les gains issus des échanges commerciaux proviennent des importations ; les exportations sont ce que les pays doivent consentir pour obtenir ces gains. Tous les pays bénéficient de ces gains à condition que les échanges augmentent de manière équilibrée. Les accords commerciaux ne créent pas d’emplois, ils ne font que les redistribuer d’une industrie à l’autre.
Du point de vue mercantiliste, c’est le contraire, les exportations sont une bonne chose et les importations une mauvaise. Les pays qui parviennent à faire progresser leurs exportations nettes gagnent ; tous les autres perdent. Les accords commerciaux peuvent créer des emplois, mais seulement dans la mesure où ils détruisent des emplois dans d’autres pays.
Chaque argument en faveur des accords commerciaux est donc incompatible avec l’affirmation fondamentale de leurs défenseurs voulant que de tels accords puissent à la fois créer des emplois et être mutuellement bénéfiques. Curieusement, les partisans du TPP et du TTIP avancent simultanément ces deux arguments.
Sur le plan politique, les partisans du TPP et du TTIP affirment que les échanges commerciaux seront ainsi encadrés par de solides règles libérales. Moins de barrières et plus de transparence de la réglementation sont généralement une bonne chose. Mais dans ce cas également, la réalité est bien plus complexe.
Pour les États-Unis, l’un des attraits fondamentaux du TPP est qu’il prévoit une application plus stricte des règles de propriété intellectuelle par les autres pays. Ces règles, qui tendent à avoir des effets incertains sur l’innovation, génèrent des rentes substantielles pour les détenteurs américains de brevets et de droits d’auteur.
Dans le cas du TTIP, la réduction des barrières commerciales non tarifaires entre les États-Unis et l’Europe restreindra sans aucun doute la capacité des États à légiférer. Même si l’harmonisation des réglementations ne se traduit pas par un nivellement vers le bas, les intérêts des investisseurs et exportateurs porteront plus que jamais préjudice aux objectifs sociaux et environnementaux.
Mais le plus inquiétant est peut-être le Mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS en anglais) des deux accords. Les dispositions de ce mécanisme prévoient l’établissement d’une procédure judiciaire distincte des systèmes juridiques nationaux, qui permettra aux entreprises d’intenter un procès aux gouvernements pour toute violation apparente des traités commerciaux. Leurs partisans défendent ce mécanisme en disant qu’il n’aura pas une grande incidence pour les pays, comme les États-Unis, où l’État de droit est bien établi et qu’il encouragera l’investissement dans des pays, comme le Vietnam, est l’État de droit est faible. Dans ce cas, il n’est pas clair pour quelle raison ce mécanisme est intégré dans le TTIP, qui couvre les économies avancées de l’Amérique du Nord et de l’Europe.
Dans tous ces domaines, le TPP et le TTIP ressemblent plus à un putsch des entreprises multinationales qu’au libéralisme.
L’un des objectifs importants, et tout aussi ambigu, de ces accords est lié à une question qui n’apparaît nulle part dans les documents : la Chine. Tant les États-Unis que l’Europe voudraient voir la Chine se plier à leurs règles du jeu commerciales. Négocier ces règles sans la participation de la Chine peut être perçu comme une stratégie visant à amener la Chine à se joindre à un système commercial libéral. Mais cette approche peut également être considérée comme une manière d’isoler la Chine et d’ériger des barrières discriminatoires contre ses marchés lucratifs.
Enfin, le fait que ces négociations soient menées dans le plus grand secret est celui qui irrite au plus haut point les opposants aux traités. Les projets de textes ne sont pas accessibles au public et les rares personnes à y avoir eu accès, bien que ne participant pas aux négociations, ont l’interdiction d’en révéler le contenu. Le but déclaré de cette politique est de faciliter les négociations. Mais comme l’a dit la sénatrice américaine Elizabeth Warren, elle a l’effet contraire : si la transparence fait que le produit final est plus difficile à vendre au public, on peut sérieusement se demander si le produit en cours de négociation est vraiment désirable.
Il fait sens de soumettre le texte final à un vote parlementaire, pour rejet ou adoption, sans possibilité d’amendements. Mais ce processus est possible en rendant les projets de documents public. Le temps du secret est passé, si tant qu’il ait jamais eu lieu d’être.
En fin de compte, ces traités comportent énormément d’incertitudes au plan de leurs conséquences économiques et politiques et les raisons de s’inquiéter sont nombreuses. Leurs partisans ne font que se discréditer en qualifiant moqueusement les opposants de protectionnistes. Un débat ouvert, informé, sur les dispositions spécifiques des traités est indispensable. Et cela ne sera possible que si les textes négociés sont offerts au regard critique de l’opinion publique.
Traduit de l'anglais par Julia Gallin
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton dans le New Jersey. Son dernier ouvrage est The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le paradoxe de la mondialisation : la démocratie et l’avenir de l’économie mondiale – ndlt).
Copyright: Project Syndicate, 2015.