En réalité, les très optimistes données macroéconomiques actuelles n’exposent qu’une partie de la réalité. Depuis la création de l’euro en 1999, la croissance de la productivité de l’Allemagne a tout au plus avoisiné la moyenne parmi les États européens, les salaires réels ayant diminué pour une moitié de la main d’œuvre, et la croissance annuelle du PIB n’ayant atteint qu’un niveau décevant de 1,2 %.
L’une des raisons fondamentales de cette terne performance réside dans le taux d’investissement notoirement dérisoire de l’Allemagne, qui compte parmi les plus faibles de l’OCDE. Il en résulte une détérioration des infrastructures, parmi lesquelles les routes, les ponts, ou encore les écoles. Ceci, en parallèle d’un environnement réglementaire et commercial inadéquat, suscite l’inquiétude du côté des entreprises ; depuis 1999, les plus importantes multinationales allemandes ont doublé leurs effectifs à l’étranger, faisant disparaître un certain nombre de postes dans le pays.
Dans leur accord de coalition de 2013, l’Union chrétienne-démocrate et le Parti social-démocrate se sont fixé un objectif d’augmentation de l’investissement public et privé à hauteur de 3 % du PIB, soit 90 milliards € chaque année, afin d’atteindre la moyenne de l’OCDE. Bien qu’il ne s’agisse pas d’objectif particulièrement ambitieux – après tout, l’excédent de balance courante de l’Allemagne atteignait alors 7,8 % du PIB – l’accomplissement de cet objectif s’avère indispensable à une prospérité durable du pays.
Au mois d’août dernier, le gouvernement allemand a mis en place un comité d’experts réunissant 21 membres (parmi lesquels les trois auteurs de cet article) issus du monde des affaires, de syndicats, de l’univers de la finance ainsi que du domaine universitaire, en les chargeant de déterminer comment atteindre cet objectif. Le mois dernier, ce comité a présenté son plan d’action en dix points, qui, malgré un certain nombre de désaccords autour de la question fiscale et du financement privé des investissements publics, témoigne d’un consensus d’une ampleur rarement observée.
Pour commencer, ce plan d’action préconise la limitation de l’impact qu’engendrent sur l’investissement public les efforts de consolidation du budget de l’État. Ce plan ne remet pas en question le mécanisme constitutionnel de frein à la dette, qui consiste à interdire au gouvernement fédéral d’enregistrer des déficits structurels supérieurs à 0,35 % du PIB. En revanche, il recommande qu’un engagement juridiquement contraignant soit pris qui consiste à maintenir les niveaux d’investissement au moins aussi haut que le taux de dépréciation des actifs publics, ainsi qu’à consacrer avant tout les excédents budgétaires non anticipés à l’accroissement de l’investissement public.
Afin de soutenir l’investissement local, le comité d’experts recommande la mise en place d’un « pacte d’investissement national », destiné à permettre aux municipalités d’accroître l’investissement d’au moins 15 milliards € sur les trois prochaines années. Il préconise également la création d’une institution consultative publique destinée à aider ces municipalités à concrétiser leurs projets d’investissement, qui accumulent actuellement un retard de 118 milliards €.
La plus épineuse problématique, tant au sein du comité que dans l’Allemagne toute entière, concerne le financement des infrastructures via les partenariats public-privé, solution apparemment prometteuse, qui se révèle toutefois loin d’être une panacée. Afin d’instaurer un juste équilibre, le plan d’action propose la mise en place de deux fonds d’investissement privés – le premier recueillant des sommes auprès d’investisseurs institutionnels, et le second auprès des citoyens. Les projets publics financés par ce fonds permettraient de générer des gains suffisamment efficaces pour attirer les financements privés.
Quant aux investissements purement issus du secteur privé, le comité recommande que l’accent soit placé sur le développement des secteurs voués à dominer l’économie de demain. En l’état actuel des choses, l’Allemagne demeure solide dans les secteurs industriels traditionnels, mais a pris du retard par rapport à ses concurrents d’Asie et d’Amérique en termes d’investissement dans la recherche et le développement. Afin de combler ce retard, il est nécessaire que les dépenses de R&D passent de 3 % à au moins 3,5 % du PIB.
La nécessité consistant à surmonter les goulots d’étranglement financiers n’est nulle part plus apparente que dans le domaine de l’Energiewende (transition énergétique) allemande. Afin d’en faire une réussite, plus de 30 milliards €, soit 1 % du PIB, devront être investis chaque année dans les infrastructures de réseaux, la production d’énergies renouvelables, les systèmes à chaleur et électricité combinées, ainsi que les technologies de stockage, et cela pour les prochaines décennies. Si une partie de ces fonds proviendront des budgets publics, ils devront en grande majorité émaner du secteur privé.
Par ailleurs, la mise à niveau internationale de l’infrastructure numérique de l’Allemagne, notamment s’agissant de ses réseaux haut-débit, exigera d’importants investissements, qu’un cadre réglementaire amélioré permettrait d’encourager. Une réforme est également nécessaire sur le plan réglementaire, en direction du renforcement de l’appui aux jeunes start-ups – domaine dans lequel l’Allemagne est manifestement à la traîne, comme l’illustrent les difficultés de ses entreprises dans l’obtention de capital-risque.
Un accroissement substantiel de l’investissement privé est non seulement nécessaire à l’Allemagne, mais il est également essentiel à la reprise de l’Europe face à la crise actuelle. Étant donné la relative solidité économique de l’Allemagne, le pays a pour responsabilité propre de contribuer à favoriser l’investissement en Europe, notamment en promouvant des réformes au niveau européen dans le domaine des transports et de l’énergie, en soutenant les mécanismes d’incitation à l’innovation, ainsi qu’en appuyant la modernisation numérique.
Notre comité d’experts soutient le projet du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker consistant à canaliser quelque 300 milliards € de fonds du secteur privé en direction des infrastructures, et propose qu’en cas de réussite du projet, la démarche soit transformée en mécanisme permanent d’investissement en Europe. Ceci exigerait davantage de financements à long terme en faveur du Fonds européen pour les investissements stratégiques, auquel il s’agirait pour le gouvernement allemand de contribuer directement.
Cette combinaison allemande associant forte croissance, chômage faible, contexte financier favorable, et importants excédents budgétaires constitue une formidable opportunité pour le pays. À travers le développement des investissements en infrastructure, et grâce à un système éducatif compétitif ainsi qu’à un contexte d’affaires plus favorable aux investissements, l’Allemagne serait en mesure d’ancrer son économie sur des fondations plus solides pour l’avenir, et d’aider l’Europe à s’extraire du malaise qui la frappe. Nous disposons désormais d’un plan ; il ne reste plus qu’à trouver la volonté de le mettre en œuvre.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Marcel Fratzscher est président du think tank DIW Berlin, dont il dirige la commission. Jürgen Fitschen est co-PDG de la Deutsche Bank. Reiner Hoffmann est président de la Confédération des syndicats allemands (DGB).
L’une des raisons fondamentales de cette terne performance réside dans le taux d’investissement notoirement dérisoire de l’Allemagne, qui compte parmi les plus faibles de l’OCDE. Il en résulte une détérioration des infrastructures, parmi lesquelles les routes, les ponts, ou encore les écoles. Ceci, en parallèle d’un environnement réglementaire et commercial inadéquat, suscite l’inquiétude du côté des entreprises ; depuis 1999, les plus importantes multinationales allemandes ont doublé leurs effectifs à l’étranger, faisant disparaître un certain nombre de postes dans le pays.
Dans leur accord de coalition de 2013, l’Union chrétienne-démocrate et le Parti social-démocrate se sont fixé un objectif d’augmentation de l’investissement public et privé à hauteur de 3 % du PIB, soit 90 milliards € chaque année, afin d’atteindre la moyenne de l’OCDE. Bien qu’il ne s’agisse pas d’objectif particulièrement ambitieux – après tout, l’excédent de balance courante de l’Allemagne atteignait alors 7,8 % du PIB – l’accomplissement de cet objectif s’avère indispensable à une prospérité durable du pays.
Au mois d’août dernier, le gouvernement allemand a mis en place un comité d’experts réunissant 21 membres (parmi lesquels les trois auteurs de cet article) issus du monde des affaires, de syndicats, de l’univers de la finance ainsi que du domaine universitaire, en les chargeant de déterminer comment atteindre cet objectif. Le mois dernier, ce comité a présenté son plan d’action en dix points, qui, malgré un certain nombre de désaccords autour de la question fiscale et du financement privé des investissements publics, témoigne d’un consensus d’une ampleur rarement observée.
Pour commencer, ce plan d’action préconise la limitation de l’impact qu’engendrent sur l’investissement public les efforts de consolidation du budget de l’État. Ce plan ne remet pas en question le mécanisme constitutionnel de frein à la dette, qui consiste à interdire au gouvernement fédéral d’enregistrer des déficits structurels supérieurs à 0,35 % du PIB. En revanche, il recommande qu’un engagement juridiquement contraignant soit pris qui consiste à maintenir les niveaux d’investissement au moins aussi haut que le taux de dépréciation des actifs publics, ainsi qu’à consacrer avant tout les excédents budgétaires non anticipés à l’accroissement de l’investissement public.
Afin de soutenir l’investissement local, le comité d’experts recommande la mise en place d’un « pacte d’investissement national », destiné à permettre aux municipalités d’accroître l’investissement d’au moins 15 milliards € sur les trois prochaines années. Il préconise également la création d’une institution consultative publique destinée à aider ces municipalités à concrétiser leurs projets d’investissement, qui accumulent actuellement un retard de 118 milliards €.
La plus épineuse problématique, tant au sein du comité que dans l’Allemagne toute entière, concerne le financement des infrastructures via les partenariats public-privé, solution apparemment prometteuse, qui se révèle toutefois loin d’être une panacée. Afin d’instaurer un juste équilibre, le plan d’action propose la mise en place de deux fonds d’investissement privés – le premier recueillant des sommes auprès d’investisseurs institutionnels, et le second auprès des citoyens. Les projets publics financés par ce fonds permettraient de générer des gains suffisamment efficaces pour attirer les financements privés.
Quant aux investissements purement issus du secteur privé, le comité recommande que l’accent soit placé sur le développement des secteurs voués à dominer l’économie de demain. En l’état actuel des choses, l’Allemagne demeure solide dans les secteurs industriels traditionnels, mais a pris du retard par rapport à ses concurrents d’Asie et d’Amérique en termes d’investissement dans la recherche et le développement. Afin de combler ce retard, il est nécessaire que les dépenses de R&D passent de 3 % à au moins 3,5 % du PIB.
La nécessité consistant à surmonter les goulots d’étranglement financiers n’est nulle part plus apparente que dans le domaine de l’Energiewende (transition énergétique) allemande. Afin d’en faire une réussite, plus de 30 milliards €, soit 1 % du PIB, devront être investis chaque année dans les infrastructures de réseaux, la production d’énergies renouvelables, les systèmes à chaleur et électricité combinées, ainsi que les technologies de stockage, et cela pour les prochaines décennies. Si une partie de ces fonds proviendront des budgets publics, ils devront en grande majorité émaner du secteur privé.
Par ailleurs, la mise à niveau internationale de l’infrastructure numérique de l’Allemagne, notamment s’agissant de ses réseaux haut-débit, exigera d’importants investissements, qu’un cadre réglementaire amélioré permettrait d’encourager. Une réforme est également nécessaire sur le plan réglementaire, en direction du renforcement de l’appui aux jeunes start-ups – domaine dans lequel l’Allemagne est manifestement à la traîne, comme l’illustrent les difficultés de ses entreprises dans l’obtention de capital-risque.
Un accroissement substantiel de l’investissement privé est non seulement nécessaire à l’Allemagne, mais il est également essentiel à la reprise de l’Europe face à la crise actuelle. Étant donné la relative solidité économique de l’Allemagne, le pays a pour responsabilité propre de contribuer à favoriser l’investissement en Europe, notamment en promouvant des réformes au niveau européen dans le domaine des transports et de l’énergie, en soutenant les mécanismes d’incitation à l’innovation, ainsi qu’en appuyant la modernisation numérique.
Notre comité d’experts soutient le projet du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker consistant à canaliser quelque 300 milliards € de fonds du secteur privé en direction des infrastructures, et propose qu’en cas de réussite du projet, la démarche soit transformée en mécanisme permanent d’investissement en Europe. Ceci exigerait davantage de financements à long terme en faveur du Fonds européen pour les investissements stratégiques, auquel il s’agirait pour le gouvernement allemand de contribuer directement.
Cette combinaison allemande associant forte croissance, chômage faible, contexte financier favorable, et importants excédents budgétaires constitue une formidable opportunité pour le pays. À travers le développement des investissements en infrastructure, et grâce à un système éducatif compétitif ainsi qu’à un contexte d’affaires plus favorable aux investissements, l’Allemagne serait en mesure d’ancrer son économie sur des fondations plus solides pour l’avenir, et d’aider l’Europe à s’extraire du malaise qui la frappe. Nous disposons désormais d’un plan ; il ne reste plus qu’à trouver la volonté de le mettre en œuvre.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Marcel Fratzscher est président du think tank DIW Berlin, dont il dirige la commission. Jürgen Fitschen est co-PDG de la Deutsche Bank. Reiner Hoffmann est président de la Confédération des syndicats allemands (DGB).