Vers une économie solidaire

Vendredi 30 Janvier 2015

DAVOS – Les principaux modèles économiques actuels reposent sur deux hypothèses fondamentales : premièrement, les humains sont essentiellement des acteurs égoïstes qui agissent rationnellement pour faire avancer leur propre objectif (c'est la notion d'homo economicus. Mais deuxièmement, comme la métaphore de la main invisible d'Adam Smith tend à le suggérer, un comportement autonome peut par inadvertance faire avancer le bien commun. Les deux hypothèses sont manifestement fausses.


Afin d'examiner des problèmes mondiaux urgents, comme le changement climatique et les inégalités, les modèles économiques prédominants doivent être repensés, en incorporant d'autres systèmes de motivation pouvant induire des comportements humains différents. Ces modèles réalistes, fondés sur des recherches empiriques en psychologie et en neurosciences, peuvent permettre aux sociétés de cultiver leur sentiment de compassion et d'établir un nouveau genre « d'économie solidaire » qui reflète mieux la nature de l'être humain.
Des études en neurosciences ont démontré que les humains peuvent être motivés par de la solidarité et par des systèmes d'affiliation  tout aussi bien que par la puissance et la réussite ou encore par la consommation et le désir. Après tout, nous avons évolué pour être en mesure d'établir des relations stables, pour établir la confiance et pour prendre soin de nos enfants, ce qui nécessite une capacité de compassion et d'empathie. Une fois que nous reconnaissons que ces systèmes de motivation solidaires sont communs à tous les êtres humains (en effet, nous en partageons la plupart avec d'autres animaux), le monde commence à prendre un tout autre visage.
Il est cependant important de distinguer les réponses empathiques basiques, d'une capacité plus universelle à la compassion. L'empathie ne motive pas nécessairement à elle seule un comportement pro-social. Éprouver de l'empathie pour la souffrance d'autrui ne vous conduit pas toujours à aider cette personne. En fait l'empathie peut entraîner la détresse, qui peut elle-même conduire au repli sur soi ou à l'épuisement professionnel.
En revanche, la compassion est un intérêt porté à une autre personne et relatif à une forte motivation d'alléger ses souffrances. Si par exemple une mère voit son enfant pleurer après une chute, elle peut d'abord faire preuve d'empathie avec l'enfant, en éprouvant sa douleur et sa tristesse. Mais plutôt que de succomber aux sentiments de détresse, elle prend l'enfant dans ses bras pour l'apaiser et le réconforter.
L'empathie et la compassion semblent venir naturellement aux humains. Mais les deux réponses sont fragiles et peuvent être réprimées ou renversées par un grand nombre de facteurs, y compris le degré auquel nous nous identifions avec la personne qui souffre.
Les humains ont tendance à éprouver facilement le sentiment de sympathie et de solidarité envers les membres de leur « endogroupe » : des personnes avec qui ils partagent des caractéristiques, soit réelles soit construites socialement, comme la race, le sexe, l'âge ou l'appartenance religieuse. L'empathie et la solidarité envers des membres de l'exogroupe ne sont pas aussi évidentes. Cette compassion universelle ou mondiale (être solidaire de personnes très différentes de nous), nécessite probablement l'implication de fonctions cognitives supérieures et semble bien être spécifique aux humains.
Elle a peut-être aussi besoin d'être exercée. Après tout, vivre dans un monde qui suppose que nous appartenons à l'espèce homo economicuspeut encourager nos habitudes égoïstes. Heureusement certaines recherches suggèrent que l'on peut se défaire de telles habitudes.
La plus importante étude de ce genre est le récent projet ReSource, où mes collègues et moi-même avons soumis près de 300 personnes pendant plus de 11 mois à un intense programme de formation mentale, développé par une équipe d'enseignants de médiation expérimentés, de scientifiques et de psychothérapeutes. Le but était de cultiver une large gamme de capacités mentales et sociales, dont l'attention, la pleine conscience, la conscience de soi, la capacité à considérer autrui selon plusieurs aspects, l'empathie, la compassion et la capacité à surmonter des émotions difficiles comme la colère ou le stress. Des progrès ont été mesurés sur des changements dans le cerveau, les hormones, la santé, le comportement et le sens subjectif de bien-être des participants.
Les résultats préliminaires du projet renforcent les principales conclusions d'études précédentes plus réduites : tout comme nous pouvons renforcer et transformer un muscle par de l'exercice physique, nous pouvons développer notre cerveau et nos capacités comportementales (de l'attention et la régulation émotionnelle, à la confiance et au comportement de don) grâce à une formation mentale régulière.
Bien sûr, les exercices mentaux doivent être perfectionnés afin de développer des compétences particulières et des comportements : des exercices de pleine conscience ne permettent pas à eux seuls de perfectionner par exemple les capacités socio-cognitives. Et des changements durables se produisent seulement après une longue période d'entraînement régulier. Mais avec la bonne approche, il semble possible de favoriser le genre de comportements altruistes et pro-sociaux nécessaires pour améliorer la coopération mondiale.
Sur la base de ces résultats et de ceux d'autres études économiques, psychologiques et neuroscientifiques, mes collègues et moi-même travaillons actuellement avec le Président de l'Institut de Kiel pour l'économie mondiale Dennis Snower, sur la formulation de nouveaux modèles computationnels de prises de décisions économiques, fondés sur la motivation. Ces modèles vont nous permettre de faire des prédictions claires et testables sur le comportement d'échange monétaire attendu dans un contexte économique, y compris pour trouver une réponse aux problèmes de bien commun. En fait, plusieurs expériences de ce type sont déjà en cours.
Les exercices éthiques laïques de formation mentale utilisés dans le projet ReSource pourraient être appliqués dans les entreprises, les institutions politiques, les écoles (à la fois pour les enseignants et les élèves) et dans les établissements de santé) bref, dans tous les domaines où des personnes éprouvent des niveaux élevés de stress et les phénomènes qui en résultent. Les jeunes enfants, en particulier, pourraient tirer un profit considérable de ces programmes de formation, ce qui pourrait leur permettre d'utiliser leurs facultés mentales et leur compassion pour réguler leur stress et leurs émotions.
Les décideurs devraient prendre l'initiative de promouvoir cette approche axée sur la science dans l'apprentissage et le travail, en vue d'une nouvelle conception des institutions mettant l'accent sur la collaboration. Plusieurs gouvernements, dont celui du Royaume Uni, ont mis au point ce que l'on appelle des « unités coup de pouce » visant à encourager les personnes à faire de meilleurs choix pour elles-mêmes et pour la société en leur fournissant quelques astuces subtiles, indices ou suggestions.
Un manque de compassion est sans doute la cause de certains des échecs les plus dévastateurs de l'humanité. Notre succès dans la lutte contre les énormes défis à venir va dépendre non seulement de notre volonté de travailler activement et collectivement au progrès du bien commun, mais aussi de notre capacité à promouvoir les caractéristiques nécessaires pour y parvenir.
Tania Singer est directrice du département de neurosciences sociales à l'Institut Max Planck pour les sciences cognitives et neurologiques humaines.
 
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