On aurait tort de sous-estimer le succès des startups régionales. Selon l’accélérateur Wamda, plus d’une douzaine de startups – dont Bayt, Careem, Marka VIP, Namshi, News Group, Propertyfinder et Wadi.com – verraient aujourd’hui leur valorisation s’élever à plus de 100 millions de dollars. Souq.com, entreprise de 3 000 employés, fondée en 2005, est sur le point de devenir la première « licorne » de la région, c’est-à-dire la première startup valorisée à plus d’un milliard de dollars.
L’environnement régional n’est pourtant guère propice à l’entreprenariat. Au-delà des guerres, du terrorisme et de l’agitation politique dont souffre le monde arabe – sans parler des difficultés habituelles rencontrées par les entrepreneurs loin de la Silicon Valley, à savoir la pénurie de capital-risque disponible, la rareté des talents ou le manque d’infrastructures –, se posent toutes sortes de problème structurels.
La démographie des entreprises n’est pas le moindre. Selon une étude réalisée en 2011, 70% de l’économie du secteur privé dans la région MOAN sont détenus par des structures familiales – une proportion plus élevée que partout ailleurs. Ce qui signifie que dans une bonne part des milieux d’affaires, les fonds sont levés, les participations sont prises et les activités sont gérées dans des cercles restreints et socialement fermés.
L’adage selon lequel, lorsqu’on lance une nouvelle activité, il ne faut compter que sur ses amis, sur sa famille ou alors sur des fous semble trouver dans la région MOAN une désarmante conclusion : « Si l’on n’est ni un ami ni un membre de la famille, c’est qu’on doit être un fou. » Peut-être minimise-t-on les risques avec ce genre de comportement, mais on favorise aussi une culture qui répugne à s’y exposer. Qui plus est, le maintien d’une activité dans le cercle familial réduit son potentiel disruptif, même lorsqu’elle parvient à innover.
Cette culture familiale ou « tribale » des affaires est le résultat d’une longue histoire où s’accumulent juridictions consulaires incompétentes, nationalisations arbitraires et gouvernance d’entreprise inefficace. Si la plupart des pays ont enregistré des progrès sur ces différents fronts, les traditions tribales des milieux d’affaires demeurent très enracinées, et il faudra du temps pour les faire évoluer.
Mais des initiatives sont possibles dès aujourd’hui pour corriger les problèmes inhérents à cette culture des affaires, comme le manque de capital-risque disponible dont auraient besoin les nouveaux entrepreneurs. Au Liban, par exemple, la banque centrale a lancé la Circulaire 331, un plan de soutien sans précédent, qui garantit jusqu’à 75% des investissements des banques locales en faveur des startups, à une hauteur qui peut atteindre 3% du capital de la banque. Ce programme, qui fonctionne depuis 2013, a généré plus de 400 millions de dollars de capital-risque.
La façon dont l’État envisage son rôle crucial de client constitue le deuxième obstacle majeur à l’innovation des entreprises dans la région MOAN. En tant que fournisseur de biens et de services – pour un équivalent de 10% à 15% du PIB dans les pays développés, mais jusqu’à 20% du PIB dans les pays en développement –, l’État peut agir comme moteur de la croissance et de l’innovation. Rappelons que la création de la Silicon Valley et son développement furent encouragés par des contrats et des achats publics.
Mais dans les pays de la région MOAN, les conditions de collaboration avec l’État – conditions d’adjudication, échéanciers, contraintes administratives – sont prohibitives pour les petites entreprises (de dix à cinquante employés). Incapables d’accéder au marché des biens et des services publics, celles-ci gâchent dès lors des occasions non négligeables de croître et de parvenir à maturité, ce qui limite nécessairement leur capacité à dynamiser la croissance économique et le développement.
Un troisième obstacle à l’innovation des entreprises dans la région MOAN tient à la structure industrielle. Le bâtiment, la banque, les télécommunications, le tourisme et l’industrie manufacturière traditionnelle représentent une part importante du secteur privé dans l’économie régionale. Dans ces différentes activités, ce sont généralement des familles qui possèdent les entreprises, souvent de taille importante, gourmandes en dépenses d’équipement, et qui n’ont pas l’habitude de considérer les startups comme des partenaires stratégiques possibles.
Tout cela signifie que les droits d’entrée pour les nouvelles entreprises sont très élevés, ce qui limite drastiquement les occasions de mettre à contribution les grandes industries, et plus encore d’en perturber la routine ou de les inciter à se diversifier vers l’innovation. Même les startups qui ont réussi une percée ont du mal à mettre en place des partenariats (B2B). Si les télécommunications font à cet égard figure d’exception, leur développement demeure entravé par les réglementations en vigueur.
C’est dans l’activité en ligne que les startups de la région MOAN réussissent le mieux. Les grands acteurs établis n’ont pas montré pour le commerce électronique un intérêt prématuré, et le ticket d’entrée, pour ce qui concerne les dépenses d’équipement ou l’accès au marché, est relativement peu élevé. D’ailleurs la plupart des entreprises qui ont réussi dans ce domaine vendent directement au consommateur et effectuent leurs transactions au moyen de services de paiement électronique qui leur permettent de lever certains obstacles et d’éviter les commissions bancaires exorbitantes.
Les progrès que ces startups parviennent à accomplir soulignent leur capacité à conduire l’innovation et à créer de la croissance économique. Ils devraient donc inciter tant les milieux d’affaires que les administrations de la région MOAN à réviser leurs jugements. Les États notamment doivent apprendre à faire jouer leurs dépenses en faveur du développement de jeunes entreprises novatrices, et les entreprises ayant pignon sur rue doivent ouvrir aux startups leurs activités, coopérer avec elles pour développer l’innovation et insuffler du dynamisme aux marchés.
Les startups sont indubitablement des plateformes pour l’innovation et des moteurs de la croissance économique, de l’emploi et du développement. Il est temps que les pays de la région MOAN tirent parti de ce potentiel.
Traduction François Boisivon
Sami Mahroum est directeur du programme Innovation et Politique à l’INSEAD (Institut européen d’administration des affaires) ; il est l’auteur du récent ouvrage Black Swan Start-ups: Understanding the Rise of Successful Technology Business in Unlikely Places .
© Project Syndicate 1995–2016
L’environnement régional n’est pourtant guère propice à l’entreprenariat. Au-delà des guerres, du terrorisme et de l’agitation politique dont souffre le monde arabe – sans parler des difficultés habituelles rencontrées par les entrepreneurs loin de la Silicon Valley, à savoir la pénurie de capital-risque disponible, la rareté des talents ou le manque d’infrastructures –, se posent toutes sortes de problème structurels.
La démographie des entreprises n’est pas le moindre. Selon une étude réalisée en 2011, 70% de l’économie du secteur privé dans la région MOAN sont détenus par des structures familiales – une proportion plus élevée que partout ailleurs. Ce qui signifie que dans une bonne part des milieux d’affaires, les fonds sont levés, les participations sont prises et les activités sont gérées dans des cercles restreints et socialement fermés.
L’adage selon lequel, lorsqu’on lance une nouvelle activité, il ne faut compter que sur ses amis, sur sa famille ou alors sur des fous semble trouver dans la région MOAN une désarmante conclusion : « Si l’on n’est ni un ami ni un membre de la famille, c’est qu’on doit être un fou. » Peut-être minimise-t-on les risques avec ce genre de comportement, mais on favorise aussi une culture qui répugne à s’y exposer. Qui plus est, le maintien d’une activité dans le cercle familial réduit son potentiel disruptif, même lorsqu’elle parvient à innover.
Cette culture familiale ou « tribale » des affaires est le résultat d’une longue histoire où s’accumulent juridictions consulaires incompétentes, nationalisations arbitraires et gouvernance d’entreprise inefficace. Si la plupart des pays ont enregistré des progrès sur ces différents fronts, les traditions tribales des milieux d’affaires demeurent très enracinées, et il faudra du temps pour les faire évoluer.
Mais des initiatives sont possibles dès aujourd’hui pour corriger les problèmes inhérents à cette culture des affaires, comme le manque de capital-risque disponible dont auraient besoin les nouveaux entrepreneurs. Au Liban, par exemple, la banque centrale a lancé la Circulaire 331, un plan de soutien sans précédent, qui garantit jusqu’à 75% des investissements des banques locales en faveur des startups, à une hauteur qui peut atteindre 3% du capital de la banque. Ce programme, qui fonctionne depuis 2013, a généré plus de 400 millions de dollars de capital-risque.
La façon dont l’État envisage son rôle crucial de client constitue le deuxième obstacle majeur à l’innovation des entreprises dans la région MOAN. En tant que fournisseur de biens et de services – pour un équivalent de 10% à 15% du PIB dans les pays développés, mais jusqu’à 20% du PIB dans les pays en développement –, l’État peut agir comme moteur de la croissance et de l’innovation. Rappelons que la création de la Silicon Valley et son développement furent encouragés par des contrats et des achats publics.
Mais dans les pays de la région MOAN, les conditions de collaboration avec l’État – conditions d’adjudication, échéanciers, contraintes administratives – sont prohibitives pour les petites entreprises (de dix à cinquante employés). Incapables d’accéder au marché des biens et des services publics, celles-ci gâchent dès lors des occasions non négligeables de croître et de parvenir à maturité, ce qui limite nécessairement leur capacité à dynamiser la croissance économique et le développement.
Un troisième obstacle à l’innovation des entreprises dans la région MOAN tient à la structure industrielle. Le bâtiment, la banque, les télécommunications, le tourisme et l’industrie manufacturière traditionnelle représentent une part importante du secteur privé dans l’économie régionale. Dans ces différentes activités, ce sont généralement des familles qui possèdent les entreprises, souvent de taille importante, gourmandes en dépenses d’équipement, et qui n’ont pas l’habitude de considérer les startups comme des partenaires stratégiques possibles.
Tout cela signifie que les droits d’entrée pour les nouvelles entreprises sont très élevés, ce qui limite drastiquement les occasions de mettre à contribution les grandes industries, et plus encore d’en perturber la routine ou de les inciter à se diversifier vers l’innovation. Même les startups qui ont réussi une percée ont du mal à mettre en place des partenariats (B2B). Si les télécommunications font à cet égard figure d’exception, leur développement demeure entravé par les réglementations en vigueur.
C’est dans l’activité en ligne que les startups de la région MOAN réussissent le mieux. Les grands acteurs établis n’ont pas montré pour le commerce électronique un intérêt prématuré, et le ticket d’entrée, pour ce qui concerne les dépenses d’équipement ou l’accès au marché, est relativement peu élevé. D’ailleurs la plupart des entreprises qui ont réussi dans ce domaine vendent directement au consommateur et effectuent leurs transactions au moyen de services de paiement électronique qui leur permettent de lever certains obstacles et d’éviter les commissions bancaires exorbitantes.
Les progrès que ces startups parviennent à accomplir soulignent leur capacité à conduire l’innovation et à créer de la croissance économique. Ils devraient donc inciter tant les milieux d’affaires que les administrations de la région MOAN à réviser leurs jugements. Les États notamment doivent apprendre à faire jouer leurs dépenses en faveur du développement de jeunes entreprises novatrices, et les entreprises ayant pignon sur rue doivent ouvrir aux startups leurs activités, coopérer avec elles pour développer l’innovation et insuffler du dynamisme aux marchés.
Les startups sont indubitablement des plateformes pour l’innovation et des moteurs de la croissance économique, de l’emploi et du développement. Il est temps que les pays de la région MOAN tirent parti de ce potentiel.
Traduction François Boisivon
Sami Mahroum est directeur du programme Innovation et Politique à l’INSEAD (Institut européen d’administration des affaires) ; il est l’auteur du récent ouvrage Black Swan Start-ups: Understanding the Rise of Successful Technology Business in Unlikely Places .
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